Portrait de Barbara Cassin, à Paris, le 31 Janvier 2017. © Frédérique PLAS / CNRS Images

Élue en 2018 à l’Académie française au fauteuil de Philippe Beaussant, Barbara Cassin est la neuvième femme à entrer sous la Coupole. Son élection marque la volonté de l’Académie de s’ouvrir à des profils différents : philosophe et philologue mais ni normalienne ni agrégée, Barbara Cassin sort des sentiers battus et a à coeur de prendre des chemins de traverse ou, comme elle aime à le dire en faisant un clin d’oeil ironique à l’institution et en utilisant un anglicisme, de “shifter”.

Membre de la Commission du dictionnaire, Barbara Cassin a placé son entrée à l’Académie sous le sceau de la défense de la pluralité des langues. Ainsi, la sauvegarde et le rayonnement du français, mission première de l’Académie, ne peut faire l’économie d’une célébration de la diversité linguistique. Et qui de plus qualifié pour cela que la traductrice des intraduisibles, qui a d’ailleurs inscrit sur son épée-laser connectée cette phrase de Derrida : « Plus d’une langue  » ?  Plus d’une langue, pour l’immortalité.

Zone Critique : Vous avez été élue à l’Académie française en 2018, vous êtes la neuvième femme à y siéger. Que représentait pour vous cette institution au moment de poser votre candidature et quelles étaient les motivations qui vous ont poussée à vous présenter ? 

Barbara Cassin : Elles étaient conjoncturelles. Le kairos, encore. Marc Fumaroli m’avait téléphoné en me demandant de me présenter et de poser ma candidature immédiatement. Je l’ai fait car j’aimais et respectais beaucoup Marc, même si nous n’étions pas toujours d’accord. Ses travaux en rhétorique, sur la « troisième sophistique » par exemple, m’ont ouvert des horizons. Je croyais en ce qu’il me disait. J’ai donc écrit à l’Académie et cela s’est fait ensuite naturellement. Comme de coutume, j’ai rendu quelques visites aux académiciens et je suis aujourd’hui très heureuse d’être des leurs, et surtout d’être membre de la Commission du Dictionnaire. J’apprécie infiniment que ce soit une « compagnie » : il y a des personnalités dont on se sent plus ou moins proche, mais la courtoisie règne toujours. La vie académique ne m’avait pas accoutumée à cette politesse profonde, que je trouve si bienvenue.

Vous avez raté plusieurs fois l’agrégation, comme vous l’indiquez avec humour dans votre ouvrage, mais vous avez réussi votre entrée à l’Académie du premier coup. C’est une revanche du destin, de la moïra ?  

Deux événements qui n’arrivent qu’une fois dans une vie sont survenus presque en même temps : cette élection à l’Académie en mai 2018 et la médaille d’or du CNRS qui m’a été décernée en septembre de la même année. Récompense d’autant plus significative que peu de femmes ont reçu cette médaille et aucune en sciences humaines. Cela valorisait tout le travail méticuleux de fourmi qu’en tant que chercheuse, j’ai pu mener tout au long de ma carrière. Cela m’a été très agréable qu’un autre monde s’ouvre au moment de prendre ma retraite. J’étais la plus âgée au CNRS, et je me retrouvais l’une des plus jeunes à l’Académie – un plaisir inattendu.

Sans vouloir vous essentialiser en tant que femme, que pensez-vous du chemin parcouru par l’Académie concernant la représentation des femmes depuis l’élection de Marguerite Yourcenar ?

Le chemin parcouru a été considérable. L’élection de Marguerite Yourcenar a transformé l’histoire, puisque l’Académie a été faite par les hommes pour les hommes. L’épée, en tant que symbole, en témoigne. Ces élections sont aussi un acte militant visant à promouvoir, non pas la parité, mais l’égalité et la visibilité des femmes. Je me réjouis à ce titre de l’élection toute récente de Chantal Thomas.

Quel est votre avis sur la féminisation de la langue ? Que pensez-vous de la polémique actuelle sur le langage inclusif ? S’agit-il d’une mode ? 

Le langage inclusif ne me plaît pas plus qu’aux autres membres de l’Académie. J’ai commencé mon discours de réception de la médaille d’or par un imprononçable « Cher.e.s ami.e.s […] », pour rire. Cela me gêne, ou plutôt m’ennuie, profondément, au même titre que la cancel culture. Ce n’est d’ailleurs pas sans lien. Je ne pratique pas l’écriture inclusive – il a dû m’arriver une fois de préférer « Cher.e.s collègues » dans un courriel envoyé à mille personnes, plutôt que « Bonjour », qui me paraissait pire. Mais je trouve cela illisible et évidemment imprononçable. L’idée qu’on puisse en faire un réquisit ou une norme est pour moi insupportable. Le diagnostic est juste : je trouve, moi aussi, que la langue est historiquement, historialement même, sexiste, comme d’ailleurs l’Académie, créée par des hommes et pour des hommes. Précisément, cette histoire m’intéresse, elle fait partie de la langue ; et ce n’est pas un mal, c’est une histoire. Par ailleurs, la langue est une énergie et non une essence immuable, elle peut bouger, elle ne cesse d’ailleurs de bouger, et l’Académie s’attache d’ailleurs à l’usage autant qu’à la norme. Mais ce bougé-là, l’écriture inclusive, n’est pas celui auquel je me rangerai. Le diagnostic peut être juste, au moins en partie, mais ni les conséquences qu’on en tire, ni, encore moins, le remède qu’on voudrait appliquer.

Vous qui êtes défenseur (défenseuse ? défenderesse ?) de la pluralité des langues, comment appréhendez-vous ce qui constitue l’une des missions premières de l’Académie qui est la défense et l’illustration de la langue française ? Cette défense peut-elle se concevoir par l’échange ? Comment peut-elle faire dialoguer les langues ?  

Il n’est pas possible de défendre une langue sans les défendre toutes. Il faut défendre la différence des langues. La langue française est sublime de par sa culture, ses auteurs… mais cela n’a de sens et d’intérêt que parce qu’il y en a plus d’une. C’est la phrase de Derrida que j’ai choisi de faire figurer sur mon épée : « Plus d’une langue ». Il faut veiller à parer deux dangers : l’anglais globalisé (le « globish ») qui n’est pas une langue – on ne la parle pas, on l’utilise pour communiquer – et la hiérarchie des langues, pensées comme des génies « enracinés dans une race et dans un peuple », à la manière du grec et de l’allemand selon Martin Heidegger – ce que j’appelle le « nationalisme ontologique ». Le dialogue des langues, c’est la traduction : pas simple, mais passionnant ! « La langue de l’Europe, c’est la traduction » disait Umberto Eco.

Comment envisagez-vous l’avenir de l’Académie, cette institution que les Français aiment tant décrier (justement pour son côté conservateur par exemple) mais à laquelle ils restent profondément attachés, tout comme à leur langue ? Croyez-vous à cette crise des vocations ? À la baisse de qualité des candidats ? Que vous inspire la multiplication des candidatures farfelues ? 

Il y a toujours eu des candidatures fantaisistes. Il ne s’agit pas vraiment d’une multiplication, c’est comme une tradition. L’important, c’est qu’il y ait de bons candidats, et il y en a à chaque fois. Il se trouve qu’actuellement, de nombreux fauteuils sont à pourvoir car nous avons déploré de nombreux décès dans un laps de temps assez court. C’est donc à un renouvellement d’envergure que nous devons procéder et il faut veiller à ne pas se précipiter dans le choix du futur académicien. 

Concernant l’avenir de l’Académie, même si je suis une jeune académicienne, je n’ai pas réellement d’inquiétude. Le seul prérequis, comme je l’ai dit, est la présence d’au moins un bon candidat, que nous aurions envie d’élire et qui complète un certain tableau, qui soit différent des autres. Le fait qu’il y ait de nombreuses candidatures de témoignage ou fantaisistes importe dans ce cas peu. J’ai en tête des noms de gens que j’aimerais voir entrer à l’Académie (et que je garderai pour moi), justement parce qu’ils sont complémentaires.  

Parlons de votre épée-laser, qui dénote là encore avec la tradition.  

Je l’ai choisie avec un peu d’ironie et d’humour par rapport à mes petits-enfants. On entre dans le XXIème siècle, il fallait symboliser ce passage. J’ai lu récemment dans la presse que Régis Campo qui a été reçu en 2019 à l’Académie des Beaux-Arts, était le premier académicien avec une épée connectée. J’étais furieuse car la mienne aussi est connectée et j’ai été reçue avant ! 

Ce qui m’intéresse avec cette épée connectée, c’est de pouvoir avoir à disposition tous les textes et toutes les informations du monde. J’ai choisi que se déroule un programme, avec des textes qui sont pour moi fondateurs. J’ai expliqué comment cette phrase de Derrida, « Plus d’une langue », résonne et en quoi elle défend la langue française. La francophonie intelligente, c’est plus d’une langue. Si le résultat est drôle et plaisant, je m’en réjouis mais c’est également très sérieux. 

Enfin, le pommeau reproduit une statuette hittite, trouvée en Anatolie, sur le lieu supposé de la ville de Troie ; c’est une barbare, une femme, nue mais maquillée. On ne sait pas trop si elle est épouse ou mère, déesse de la fertilité ou non. Elle est autre, non grecque. Cela, déjà, est important pour moi. Tous les rôles, tous les possibles sont là et mélangés.