Après Roma, Zone Critique s’intéresse à une nouvelle histoire de famille avec Tel père, tel fils de Kore-Eda, à travers le prisme d’une séquence unique en son genre. Analyse, au cœur des plans et de la mise en scène. 

Ses parents biologiques : le petit Ryusei part de chez eux pour rentrer chez lui. Sa fugue lui permet de retrouver sa maison et ainsi d’affirmer, comme il le dira sous la tente, son sentiment d’appartenance. « Sa » maison, « son » papa et « sa » maman se situent de l’autre côté de la ville, à l’autre bout de la ligne de métro. L’enfant fugue et le père le rattrape, ou plutôt est-ce le contraire, à l’image du père pris comme un poisson au bout de la canne à pêche du fils. Le père est rattrapé par son fils quand ce dernier tente de s’évader. Fuir son père pour mieux le prendre, être coincé par son fils quand on pensait l’avoir pris… la séquence de Tel père, tel fils joue avec une inversion des rôles pour mieux secouer, ébranler le père, l’éprouver dans sa paternité, remettre en question ses liens d’appartenance. Ryusei c’est le fils biologique, le fils du sang, mais Ryoata en est-il pour autant le père ?

Rester sur le seuil

La séquence est toute entière jalonnée de seuils et de portes. Il y a la porte de la chambre des parents, dans l’entrebâillement de laquelle Ryusei observe la mère dormir puis passer l’aspirateur. Il y a la porte fermée du bureau du père, qui s’ouvre à moitié sur Ryusei, tombé par terre. Il y a la porte des Saiki, que Ryota ne franchira pas : le père et la mère Saiki restent d’un côté, et Ryoata de l’autre. Il y a le portillon du métro, Ryusei s’y faufile. Enfin, il y a la porte de la tente dans l’ouverture de laquelle Ryoata prendra une photo. Ces portes marquent des territoires, des espaces de familiarité ou d’étrangeté. Bien que nouvellement installé dans l’appartement des Nonomiya, Ryusei regarde sa « mère » dans l’embrasure d’une porte comme si elle vivait dans une autre maison. De manière quasi symétrique, quand la porte du « père » s’ouvre sur lui, Ryusei n’entre pas, il tombe sur le seuil. Chez les Saiki, Ryoata reste à la porte et cette position liminaire rejoue celle de son fils biologique. Le père, comme double du fils, éprouvant à sa manière le sentiment d’étrangeté propre à l’expérience du seuil.

Le seuil est à crucial dans les rapports des fils à leurs nouvelles familles

Le seuil est à ce point crucial dans les rapports des fils à leurs nouvelles familles qu’il se réinstaure quand les portes sont franchies. Ainsi, lorsque Ryusei se relève et entre dans le bureau du père avec son pistolet, il se retrouve face à ses deux parents, séparés d’eux, la mère s’étant glissée du côté du père. Le fils nouvellement adopté n’est pas du côté de, avec ses parents, mais de l’autre côté. Idem pour Keita, chez les Saiki, sa déception le pousse à se réfugier dans une petite alcôve, le séparant ainsi du reste de la famille. À l’inverse, quand Ryusei passe le portillon du métro c’est une première porte de franchie pour retourner là où il se sent en familiarité.

L’étang et la tente en plastique

Cette opposition entre la familiarité du foyer d’appartenance et l’étrangeté de la maison d’adoption est accentuée par le décalage entre les deux univers. Le montage alterné nous montrant successivement Ryusei et ses parents dans le confort feutré de la voiture puis de la chambre des parents et, entre ça, Keita avec ses nouveaux père et frère dans une baignoire à l’eau bizarrement verte, contribue à établir ce décalage. Dans la berline et la chambre, la lumière est tamisée, l’espace est dégagé, Ryusei est seul à l’arrière sur la banquette, le lit où il dort est immense. Chez les Saiki, la baignoire semble prête à déborder tant ils sont serrés à l’intérieur. Il y a quelque chose de plus sauvage, de plus sylvestre et aquatique. Les motifs végétaux des grappes de raisins sur les carreaux et de la rose sur le bras du père renvoient tout à la fois à une joyeuse innocence et à un attrait pour les éléments naturels. D’ailleurs, le père Saiki avec ses mimiques et son jet d’eau ressemble à un crapaud dans son étang.

Là où, chez les Saiki, l’eau est bel et bien verte, dans l’appartement des Nonomiya on fait semblant de camper. On simule la sortie à la rivière mais la nature, contrairement à ce qui se passe chez les Saiki, n’entre pas dans l’appartement. La séquence s’ouvre sur un plan large où l’on voit un enfant dans la rue s’éloigner avec un cerf-volant. C’est Ryusei qui regarde à la fenêtre et s’imagine à la place de cet enfant. Les K-ways, les fausses cannes à pêche, et la tente dressée dans le salon, tout ce déploiement d’attirail de camping ne sera au final qu’un substitut de sortie à la rivière. Le plan où l’on voit la tente remplir la presque totalité du salon a quelque chose de légèrement grotesque, de doucement ridicule.

Pris entre deux fils 

Dans cette séquence de fugue et de repêchage, on passe d’une maison à l’autre, mais aussi d’un fils à l’autre, et du fils au père. Les premiers instants de la séquence nous les vivons au côté de Ryusei, le gamin au cerf-volant vu par la fenêtre, la mère vue en train de dormir à travers l’embrasure de la porte, l’entrée du métro guettée pour voir si le champ est libre. La descente des escaliers à toute vitesse nous amène chez les Saiki. Nous y arrivons pour regarder Keita jouer, le point est fait sur lui. Il s’interrompt, se lève, la caméra suit légèrement son mouvement, il va jusqu’à la porte de la chambre pour écouter.  Déçu que Ryota ne soit pas venu pour le chercher lui, il s’éloigne dans la profondeur de la chambre, la caméra continue de faire le point sur lui. Ensuite, on passe de Ryusei dans la voiture, regardant tristement par la fenêtre, à Keita, coincé dans un angle de la baignoire, puis à Ryusei encore quand il braque son pistolet en plastique sur sa mère.

Se voir ainsi à travers les yeux de son fils le révèle à lui-même comme père

Entre Keita et Ryusei, entre les rives de l’étang et le faux pistolet, se glisse le père, Ryoata, qui, au bord du lit, reconnaît lui aussi avoir fugué quand il était enfant. Le père se reconnaissant non pas dans le fils biologique, mais dans la situation d’étrangeté que vit ce fils. Après l’octroi de coups envoyés successivement au « père » et à la « mère », Ryusei passe le relai, et c’est avec Ryoata que nous terminons la séquence. Ryoata que nous voyons en contre-jour dans l’ouverture de la tente. C’est le matin, le soleil s’est levé, Ryoata appuie sur le déclencheur pour photographier le fils biologique. Face au soleil, à la pleine lumière du jour, le père se découvre sur les photos prises par Keita. Se voir ainsi à travers les yeux de son fils le révèle à lui-même comme père, comme père de cœur, et finit de détruire en lui son attachement à la paternité biologique. Il aura fallu des coups de pistolet en plastique, des coups de guitare, des coups d’aspirateur et, certainement plus encore, des clics de déclencheur photographique, pour faire tomber le père du sang.

  • Tel père, tel fils, un film de Hirokazu Kore-eda, avec Masaharu Fukuyama, Machiko Ono,  disponible en VOD.