Censuré en 1979 par la République islamique puis perdu pendant plus de quarante ans, L’échiquier du vent est retrouvé miraculeusement par son fils dans une brocante, puis restauré par The Film Foundation de Martin Scorsese. Ce chef d’œuvre méconnu du réalisateur iranien Mohammad Reza Aslani nous plonge dans la déliquescence de la dynastie Kadjar dans les années 1920 et dans les méandres des relations humaines.

Un iconoclasme envoûtant

échiquier du vent
L’Échiquier du vent fait partie de ces films que l’on tente en vain de rattacher à des cases à défaut de décrypter leurs intrigantes essences. Le film nous immerge dans les années 20, tant politiquement qu’esthétiquement. Un poisson rouge suspendu dans un bocal. Un monocle qui scrute la caméra d’un air intimidant. Le chien andalou de Buñuel rode dans les parages. Crescendo, le long-métrage pénètre dans l’univers de l’étrange. Les lumières se tamisent, les rideaux se resserrent dans une sombre étreinte, les voix s’éteignent. L’atmosphère est lynchienne. Là où le spectateur pense trouver des mollahs, Mohammad Reza Aslani nous livre des sorciers. Le long-métrage bascule dans l’univers sanglant de Dario Argento, convoquant esprits démoniaques et sortilèges inaltérables. Des rumeurs courent parmi les blanchisseuses du village sur ce vaste manoir laissé à l’abandon, prétendu lieu de débauche pédophile et de rituels de sorcellerie.

La caméra de Mohammad Reza Aslani nous fait parcourir les couloirs sans fin de ce manoir lugubre, cerné de portes hostiles et de lustres menaçants. Rien ne semble séparer le poussiéreux manoir iranien du palace isolé de Shining. Du plan en contre-plongée au traveling en passant par d’imposants plans d’ensemble, le travail de cadrage dont est l’objet L’Échiquier du vent est indubitablement à rapprocher de celui du maître Stanley Kubrick, mais également des Frères Quay et de leur Institut Benjamenta. Il serait tentant de rattacher le long-métrage au genre du film d’horreur psychologique, si celui-ci n’était pas un thriller digne de Hitchcock. Rares sont les films qui comme l’Échiquier du vent redoublent de finesse dans l’art du thriller : le spectateur sensible aux films du genre se délectera de cet exquis dédale criminel brouillant les repères temporels.

Des liaisons dangereuses

Critique insidieuse du patriarcat et ode à la sensualité saphique

Le long-métrage de Mohammad Reza Aslani porte bien son nom. Le mot échec est lui-même issu de la langue persane ; shâh mât signifiant le roi est mort, d’où l’expression échec et mat. Un échiquier est un espace de lutte sur lequel sont mises en place des manœuvres stratégiques. Dans l’Échiquier du vent, les rapports de force sont omniprésents. Si la maîtresse de maison exerce un pouvoir certain sur sa servante aux prémices du long-métrage, ce lien de subordination s’inversera radicalement à la manière de La Favorite de Yorgos Lanthimos. L’Échiquier du vent étonne de par sa modernité et son audace. Mohammad Reza Aslani signe un film résolument féministe par le biais d’une critique insidieuse du patriarcat et d’une ode à la sensualité saphique. Le réalisateur iranien dresse également une critique du capitalisme et de l’oppression des peuples en mettant en lumière les blanchisseuses travaillant aux alentours du manoir ainsi que les domestiques exploités par leurs employeurs. Si le film se passe essentiellement en huis-clos, un certain nombre de scènes se déroulent à la lisière du manoir. On saisit alors la gravité des causeries de la vie quotidienne, des fils disparus à la guerre aux jeunes garçons abusés sexuellement en toute impunité par les maîtres de maison des alentours. La fraîcheur et la luminosité de cet environnement extérieur viennent contraster avec la pesanteur et l’opacité du manoir, laissant présager une lueur de pureté dans une société rongée par la corruption et les faux-semblants.

A la recherche du raffinement perdu

L’Échiquier du vent rend hommage à la civilisation perse dont l’essence est le raffinement. La nostalgie d’une ère révolue émane du long-métrage, la nostalgie d’un art de vivre pris en otage par les dévots de la révolution islamique et les détracteurs de l’art de vie persan. Les doigts fuselés des femmes effleurent le riz safrané que contient un plan en argent ciselé. Les femmes redoublent d’élégance avec leurs voiles finement ajustés et leurs cheveux soyeux. Un modeste hammam se trouve au sous-sol du manoir, lieu de grâce et de lascivité. Mohammad Reza Aslani nous conte une Perse désabusée, viciée par des mollahs qui n’ont de religieux que le nom de leur profession factice (voir Le Diable n’existe pas  de Mohammad Rasoulof et Les nuits de Mashhad d’Ali Abbasi). Nul ne sait ce qui va advenir de ce palais livré à lui-même et assailli de toutes parts. Qui perpétuera la tradition du lyrisme amoureux farsi et du mysticisme soufi ?

  • L’Échiquier du vent, un film de Mohammad Reza Aslani, avec Fakhri Khorvash, Mohamad Ali Keshavarz, Akbar Zanjanpour