Silvia Avallone a remporté le Prix des Lecteurs de l’Express en 2011, pour son premier roman, D’acier qui dépeignait l’amitié de deux adolescentes dans une ville désolée de Toscane. Trois publications plus tard, la voilà qui revient avec Une amitié, paru aux éditions Liana Levi. Après lecture, le titre paraît trompeur : ce n’est pas d’une amitié quelconque que traite Silvia Avallone, mais de l’amitié fusionnelle propre à l’adolescence, charriant son lot de drames, entre amour et jalousie. À moins, peut-être, que le titre ne s’amuse justement de l’illusion adolescente qui voudrait qu’un tel type de rencontre soit extraordinaire et n’arrive qu’à soi ?

Une amitié prend la forme d’une introspection : alors que des années se sont écoulées, Elisa, la narratrice, décide de retracer le fil de son amitié avec Béatrice, devenue une influenceuse à la renommée mondiale. Bien que l’exercice soit douloureux, Elisa choisit de rouvrir la blessure que lui a laissée son amitié avec Beatrice : “Dans un élan de sagesse, je comprends que le moment est venu de se souvenir, et de me confronter à toi. Sinon, je ne pourrais prendre aucune décision sage te concernant (…) La Bea que personne ne connaît, je la sens pousser pour sortir. J’ai gardé ce vide en moi pendant si longtemps que je me moque complètement de savoir si je suis ou non à la hauteur. Je ne veux rien prouver. Juste raconter. Admettre que pour moi, en 2019, rien n’a encore passé : la déception, la colère, la nostalgie. Et je ne sais pas si ce sera une défaite ou une libération. Je ne le saurai qu’à la fin.”

La mécanique amicale

Si le récit semble, dans un premier temps, l’opportunité de détricoter l’histoire pour en comprendre l’issue -la narratrice s’appuyant sur ses journaux intimes pour tenter d’y dénicher une vérité- les aventures adolescentes prennent bientôt le pas sur l’introspection, avant de se terminer sur une enquête aux allures de giallo.
L’histoire est celle d’un duo complémentaire, qui rappelle celui formé par Lila et Elena dans L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante : Beatrice est belle, culottée, très sûre d’elle, là où Elisa est timide, effacée, mal à l’aise. Entre les deux jeunes filles naît une amitié à la vie à la mort, de celles qui aident à tout supporter. Lorsqu’un drame advient dans la famille de Beatrice, cette dernière s’installe chez Elisa et son père. Le père d’Elisa, chercheur en informatique, va alors ouvrir la boîte de Pandore en initiant la jeune fille à Internet. Nous sommes au début des années 2000, la toile n’en est encore qu’à ses balbutiements, mais Beatrice l’investit en postant des tonnes de photos d’elle, devenant par la suite une personnalité publique célèbre à l’international : la Rossetti. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si “rossetto” signifie rouge-à-lèvre en italien, Beatrice maîtrisant à la perfection l’art de se farder.

La narratrice dépeint l’amitié qui sauve de la solitude celle qui s’y croyait condamnée.

Bien que les thèmes de l’amitié adolescente et de la révolution Internet puissent a priori sembler légèrement galvaudés, Silvia Avallone réussit à entourer son récit de poignantes réflexions. La question de l’amitié élevée au rang de destinée, à laquelle il est impossible de se soustraire,  est particulièrement bien traitée : la narratrice dépeint l’amitié qui sauve de la solitude celle qui s’y croyait condamnée : “D’ailleurs je n’écris pas un roman. Qui je suis, je veux le regarder de près, sans me raconter d’histoires. Si je me demandais à brûle-pourpoint : Pourquoi, Elisa, la rencontre avec Beatrice, quand elle se produisit, a-t-elle été si décisive, a-t-elle conditionné toute ta vie ? Honnêtement, je devrais répondre : Parce qu’avant elle, j’étais seule.”
L’amitié à laquelle on cède tout, dans laquelle on investit sa vie et son salut : “Je n’avais jamais eu d’amie. Et je ne me serais jamais aventurée jusqu’à rêver d’une amie comme celle-là, comme SuperBarbie. À présent, elle était assise près de moi : je devais la mériter, je devais le lui dire.”
Mais aussi, l’amitié dont on ne se remet jamais : “Mais la vérité, c’est que le deuil d’une amitié ne peut pas se faire. On ne peut pas le soigner, l’élaborer, le clore et aller de l’avant. Il reste là, planté dans la gorge, entre rancune et nostalgie.”

L’adolescence comme toile de fond

On reconnaît à Silvia Avallone l’art de camper un récit : ses personnages sont fouillés et attachants, en particulier les deux figures maternelles. La mère d’Elisa est une femme instable qui emmène ses enfants dans un tourbillon chaotique et aimant ; les années qui passent et leurs vicissitudes permettent à la narratrice de dresser un portrait complexe et émouvant de cette femme. Au contraire, la mère de Beatrice est une femme qui a tout sacrifié pour sauver les apparences, transmettant un héritage douloureux à sa fille.
La relation mère-fille est un élément prégnant dans la construction des deux adolescentes, comme l’est plus largement celle à la famille et à l’environnement dans lequel elles évoluent. Silvia Avallone aborde ces sujets avec énormément de justesse et les superpose en couches qui donnent de l’épaisseur au récit comme aux héroïnes.

La volonté de Beatrice de s’extraire de sa condition est moteur du récit et annonce sa gloire à venir.

Enfin, c’est une Italie loin des clichés qui sert de décor et de déclencheur à l’histoire. La ville où grandissent les deux jeunes filles n’est pas nommée, simplement désignée par “T.”. Volonté de la narratrice de protéger les origines de Beatrice, star internationale ? Si cet argument sert le récit, on peut également y voir une forme de généralisation, façon “Madame Bovary pleure dans tous les villages de France”. Tout ce que l’on sait, c’est que la petite ville se situe sur le littoral toscan d’où partent les ferry pour l’Île d’Elbe, que l’ennui y règne en maître et que l’on est loin du glamour d’une ville comme Florence, pourtant pas si loin. Beatrice et Elisa traînent à la plage de Fer ou dans une maison abandonnée qu’elles ont fait leur et renommée “la tanière”. Tout suggère l’ennui et l’étroitesse d’esprit, et de fait, l’envie de s’évader. “En ce matin venteux de Santo Stefano, au belvédère, avec la mer sombre et les ferries qui s’efforçaient de rejoindre l’île d’Elbe, Béatrice et moi avions quatorze ans (…)”.
La volonté de Beatrice de s’extraire de sa condition est moteur du récit et annonce sa gloire à venir : “Un jour, dit-elle, tous ceux qui étaient là aujourd’hui, y compris Valeria, auront un travail et une famille tristes, une vie insipide. Pendant que moi, je te le jure, Elisa, je ferai quelque chose d’extraordinaire qui sera connu partout dans le monde, on parlera de moi, et ces pauvres imbéciles, où qu’ils aillent, m’auront toujours sous les yeux, et ils m’envieront. Tellement qu’ils n’arriveront plus à être heureux.”

L’évasion est rendue possible par deux options. Beatrice fait le pari d’Internet en ouvrant son blog et se livrant à des milliers d’internautes, tandis qu’Elisa se réfugie dans la lecture et l’écriture, passions solitaires qui lui permettent de fuir une réalité qui ne lui convient pas. Si, de prime abord, tout oppose ces deux univers, la dynamique est en réalité la même et la narratrice, devenue professeure, interpelle ainsi ses élèves lors d’un cours consacré à Anna Massia di Corullo, personnage de Mensonge et sortilège : “La fiction permet à Anna de prendre une revanche sur sa vie. C’est ce que nous essayons tous constamment de faire, non ? Quand nous prenons une photo et que nous la publions avec une belle phrase toute faite.”
Un parallèle naît entre les deux mondes, la littérature pour Elisa, les photos en ligne pour Beatrice, et la fiction apparaît comme seul moyen de supporter l’existence.

Plus qu’une amie, une muse 

Finalement, l’écriture résume toute la quête du roman de Silvia Avallone, l’inscrivant dans une démarche proustienne : la littérature, fruit d’une quête acharnée et retraçant les années écoulées, permet de révéler la narratrice à elle-même.
Cette démarche naît d’une muse, Beatrice, dont la narratrice dit qu’elle est “une créature magique (…) descendue sur terre pour me sauver”. Sans elle, Elisa n’aurait pas accompli son dessein le plus cher, celui d’écrire. “Des décennies plus tard, je suis obligée de reconnaître le pouvoir que Beatrice avait sur moi. Et, ce qui est paradoxal, que sans elle je n’aurais jamais eu le courage de me lancer dans l’écriture”. Son prénom fait d’ailleurs écho à celui de Beatrix, à la fois Dame adorée et muse de Dante Alighieri…

Les références à la littérature italienne égrènent d’ailleurs le récit, à commencer par la correspondance entre Elisa et Lorenzo -dont les alias sont Elsa Morante et Moravia- et aux diverses allusions Mensonge et Sortilège, toujours d’Elsa Morante, à qui Silvia Avallone a d’ailleurs consacré sa thèse. La narratrice va jusqu’à pousser l’analogie entre Beatrice et la poésie, la comparant à un poème de Gabriele D’Annunzio :
“Tu ne dis rien, tu te contentes de briller. Tu as les décors et les lumières justes, tu éblouis, tu ne révèles rien. Tu es comme la poésie à laquelle j’ai consacré ma thèse de doctorat. Tu es La pluie dans la pinède Béa. Je peux passer des jours à relire ce poème sans m’en lasser, comme des heures à me perdre dans ta contemplation. Me laisser ensorceler par le bruit de la pluie, par toi et ton sourire. “Il pleut/ des nuages épars. / Il pleut sur les tamaris/ saumâtres et brûlés.” Tes cheveux qui tombent sur tes épaules. “Les genêts éclatants / de fleurs assemblées”, “les genévriers couverts / d’odorantes baies.” Tes yeux verts, et quel vert !”

La quête de l’écriture anime la narratrice, elle qui depuis l’enfance se rêve en écrivain. Revenir sur l’amitié qui a bouleversé le cours de sa vie lui permet d’enfin écrire le livre dont elle rêvait.
Auto-fiction ou pure invention, qu’importe :  avec le recul, le récit de Silvia Avallone prend des allures vertigineuses, rendant hommage à la fiction et à la force qu’elle donne pour affronter l’existence.