J’avais 13 ans quand je t’ai rencontré. Ton âge. Celui qui est spectaculairement affiché sur la couverture de ton livre. Cette inoubliable page de garde qui m’a hantée pendant de nombreux mois. Pourquoi je t’ai lu ? Je ne saurais te dire (très exactement pourquoi). Comme de nombreuses adolescent.e.s mal dans leur peau, je noyais ma solitude dans la lecture. J’avais trouvé en elle, un remède, une amie qui me permettait de transcender un quotidien peu attrayant (si ce n’est carrément angoissant). Pas très original me diras-tu.

Je me souviens nettement de ton visage trônant parmi la centaine de livres dont disposait la bibliothèque. Ce regard froid fixant l’objectif. Traits juvéniles. Expression indéchiffrable. Ses grands yeux clairs. Tu étais belle dans ces tons sépia un brin vintage. Et puis, ces lettres capitales noires, cette phrase qu’il était impossible de ne pas voir, et qui disait : « Moi, Christiane F., 13 ans droguée et prostituée ». Un uppercut de la rétine qui monta droit à mon cerveau d’enfant, stupéfait de découvrir une réalité dont il ne soupçonnait pas même l’existence. Pas de doute. L’éditeur qui a choisi le titre connaissait parfaitement les règles de la publicité (un brin glauque et obscène). Car, comme l’ont été des millions de jeunes gens avant, mon ébahissement prenait la couleur de la fascination, et ce, d’autant plus qu’elle s’enracinait dans un jeu d’attirance et de répulsion.

Je peinais à relier la jeune fille de la photo avec les mots racoleurs auxquels elle était suspendue. DROGUEE. PROSTITUEE. 13 ANS.

Je peinais à relier la jeune fille de la photo avec les mots racoleurs auxquels elle était suspendue. DROGUEE. PROSTITUEE. 13 ANS. Non, cela ne pouvait être vrai. Autant d’oxymores dans une même phrase. Il devait forcément y avoir une erreur quelque part. Triptyque obsédant que n’aurait pas renié un Jérôme Bosch. Le jardin des délices (de la misère) déplacé à Berlin Ouest. Elle était belle notre modernité. Pas d’erreur pourtant : tu existais bel et bien. Au début, je n’ai pas osé te lire. Je craignais de découvrir ce qui se cachait derrière ces trois morphèmes. Peut-être avais-je peur de perdre le semblant d’innocence qui me restait ? Qui sait ce qui se trame dans la tête d’une enfant de 13 ans. Tu es bien placée pour le savoir. Je tournais et virais sans parvenir à me décider à emprunter le livre. J’ai quand même fini par l’emprunter, sur l’impulsion de la documentaliste.

« Christiane F., il faut absolument le lire ! C’est extrêmement important, nécessaire même ! » avait-elle dit sur un ton grandiloquent quand je lui avais demandé conseil. Son exclamation catégorique accentuait davantage mon désir (interdit) de plonger dans le roman. Un marathon commençait. Un monde (nouveau) s’ouvrait. Celui de l’undeground et de la jeunesse rebelle et paumée. Très vite, j’ai été happée par ta manière de raconter les choses. Sans filtre. Sans aucune once de gêne ou de honte. Freud se trompait. Le tabou n’avait visiblement plus prise sur la jeunesse des années 70. Le nouveau totem s’appelait dorénavant Christiane F. Si je serai bien incapable (aujourd’hui) de citer des phrases du roman, je me souviens toujours (dix ans après) de la déflagration qu’elles avaient suscitées en moi. Chaque mot que tu employais pour décrire cliniquement cette longue (et pourtant rapide) descente aux enfers agissait comme un gigantesque uppercut. Te lire, c’était comme être poussée de force sur un ring. On espère que le combat finira vite. On s’aperçoit qu’il n’en finit pas de durer. Je me souviens de cette frénésie que j’avais de vouloir en savoir plus. Finirais-tu par sortir du ring infernal dans lequel tu t’étais fourrée ? Allait-il y avoir un (apaisant) happy end ? Qu’en était-il de la Christiane F. actuelle ? La fascination oscillait avec des sentiments moins contradictoires (que je ne l’aurais cru à l’époque). Cela allait du dégoût à l’atterrement en passant par la peur, jusqu’à – je l’avoue – une certaine forme d’admiration (craintive) face à celle qui était passée du côté obscur de la force. Néanmoins, de toutes les sensations qui me traversaient au fur et à mesure de la lecture, celle de l’incompréhension primait – de loin – sur toutes les autres. Je ne parvenais pas à comprendre comment cela était possible ? Le témoignage de Christiane me bouleversait. Sa sincérité encore plus. La jeune fille confiait, page après page, comment tout s’était délité autour d’elle.

Comment elle avait été victime d’une famille abusive (et maltraitante). Comment elle avait plongé dans l’héroïne et la prostitution. Comment elle était devenue cette héroïne glamourisée par des médias avides d’histoires glauques qui font vendre. Ses confidences me plongeaient dans une effroyable colère. Contre ceux qui avaient laissé faire. Contre ceux qui en avaient lâchement et salement profité. Contre un système qui s’en était lavé les mains (sales), laissant crever une partie de sa jeunesse, sous couvert de velléités politiques dérisoires et attentistes. Ma haine se transformait en tristesse pour toutes celles et ceux qui, à l’instar de Christiane, s’étaient brûlé les ailes dans des paradis artificiels, validant bien malgré eux, le discours réac du « C’était mieux avant. Les jeunes, de nos jours etc. » Je vous épargne la suite nauséabonde – On l’a toutes et tous suffisamment entendu.e.s.

Te lire Christiane, c’était tout cela (et bien d’autres choses encore). Tu ne le sais peut-être pas (ou peut-être ne le sais-tu que trop), mais tu étais – et tu continues d’incarner – une figure de rebelle. Malgré toi sans doute. Ce statut d’icône que l’on t’a conféré devait (et doit) être bien encombrant – voire vraiment embarrassant – pour quelqu’un qui en constituerait plutôt la figure repoussoir. Ton témoignage explosif n’a rien perdu de sa pertinence. Si ta trajectoire t’appartient, elle jette le voile sur une réalité qui continue – même quarante ans après – d’être montrée du doigt, victime (peut-être) de tes propres stigmates (médiatiques) ?

Qu’importe que ton histoire ne soit classée parmi ce qu’on nomme la « Grande littérature ». La littérature n’a que faire des classifications. Elle s’offre telle quelle. Dans l’instant d’une phrase. Dans un mot suspendu. Dans un choc qui s’éprouve (dans et hors du temps de la lecture). Finissons-en avec les « A quoi reconnaît-on un bon livre ? ». L’impact réel, symbolique et fantasmatique de Moi, Christiane F. prouve que tout mérite d’être raconté (à commencer par ce que l’on ne veut pas voir).