Au milieu du printemps, les éditions Verdier ont rendu possible la publication d’un livre dont la forme, inédite et touchante, trouble autant qu’elle émeut celui qui s’empare de cette dernière trace de l’auteur creusois. Survivance d’un dialogue entre un disparu et un survivant, “exorbitant privilég[ié]”, ce livre reprend, prolonge et tente de ne pas clôturer (car enfin, ce serait tuer une seconde fois) la discussion rendue publique à Lagrasse entre Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron : Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs.

D’un pluriel l’autre, les portes de son œuvre se refermaient sans pour autant condamner ses livres à une solitude muette et oublieuse ; d’autres assureraient pour lui la perpétuation de ses textes et de sa voix.

Mathieu Riboulet n’est plus ici depuis le début de l’année 2018 et il manque terriblement. Il est difficile de ne pas avoir en tête les mots dont il usait pour parler de la disparition de Pier Paolo Pasolini et qui semblent s’appliquer tout aussi tragiquement à son absence : “[Il] manque parce que, forcément, il aurait dit sur tout ce que nous avons traversé des choses que personne d’autre n’aurait dites et qui forcément nous manque même si on ne sait pas ce qu’elles auraient été.” Il n’est pas question ici de pleurer au-dessus des pages de cet ultime livre mais plutôt de suivre le cheminement des éditions Verdier qui, régulièrement, à distance respectueuse, accompagnent celles et ceux qui ont aimé Mathieu Riboulet et continuent à défendre l’œuvre de cet auteur majeur du début du XXIème siècle. L’Université aussi, quoique longtemps timide à son égard, commence à écrire des articles à son sujet et à le diffuser plus largement (en atteste le colloque organisé à Bordeaux :”Écrire des livres ouverts” qui s’est tenu du 14 au 15 octobre 2021). Cette espèce de procession éditoriale a été entamée en janvier 2020 avec la sortie d’un ultime ouvrage posthume, Les Portes de Thèbes, ainsi que la parution simultanée d’un livre qui recueillait les regards et les liens d’amitié que des proches entretenaient avec son oeuvre : Compagnies de Mathieu Riboulet. D’un pluriel l’autre, les portes de son œuvre se refermaient sans pour autant condamner ses livres à une solitude muette et oublieuse ; d’autres assureraient pour lui la perpétuation de ses textes et de sa voix.
C’est même précisément la mission sinon messianique au moins amicale dont semble s’emparer Patrick Boucheron, proche de l’auteur disparu, historien et professeur au Collège de France lorsqu’il écrit, à la fin de l’ouvrage, une espèce de note qui s’apparente à un mot timide de celui qui espère que ses intentions ne seront pas mécomprises : Archives d’une parole qui dit nous. Dans ce court texte d’une page à peine, l’historien répond précisément à la dynamique et la sollicitation qui ont permis l’existence de ce livre, cinq années après la publication d’un premier dialogue (Prendre dates (co-écrit avec Mathieu Riboulet), Paris, Verdier, 2015) :

“J’espère seulement ne pas avoir abusé de l’exorbitant privilège du survivant. Simplement, je ne voulais pas laisser Mathieu Riboulet seul, désormais, dans ses livres. Car cette année-là, alors qu’il était à bout de forces, il m’avait fait le plus somptueux des cadeaux : ne pas me laisser seul sous la halle. – P.B. “

Le projet éditorial ici n’était donc pas de créer de la confusion entre la parole de l’historien et celle de l’écrivain mais plutôt de permettre aux absents de Lagrasse comme aux personnes déjà présentes en 2017 de littéralement commémorer, c’est-à-dire ici de rendre commune les mémoires et de rappeler par la cérémonie éditoriale cette rencontre qui avait eu lieu et le croisement de ses paroles échangées juste avant que Mathieu Riboulet ne soit plus ici, parmi les siens.

Je suis ce que “nous” est

Il nous faut prendre dates, convoquer l’Histoire, lui donner rendez-vous avec nos trajectoires intimes et collectives. Il faut lire comment nous avons grandi et vieilli depuis que le temps semble échapper à toute chronologie rassurante et qu’il nous inquiète, autrement dit qu’il nous trouble et nous agite au-delà du supportable, sans les repères familiers du prévisible.

“Je suis ce que nous est”. La formule gratte au fond de la gorge, elle racle le palais, comme incorrecte, et semble attendre une correction grammaticale. Pourtant, ce serait trahir plus que traduire si on accordait le sujet avec le verbe, quoi qu’il en coûte. Car au fond, bien qu’il s’agisse d’une publication contemporaine et que le propos défendu trouve autant d’échos dans les évènements de 2017 et dans tous ceux que nous avons traversés depuis, il nous faut prendre dates, convoquer l’Histoire, lui donner rendez-vous avec nos trajectoires intimes et collectives. Il faut lire comment nous avons grandi et vieilli depuis que le temps semble échapper à toute chronologie rassurante et qu’il nous inquiète, autrement dit qu’il nous trouble et nous agite au-delà du supportable, sans les repères familiers du prévisible. Nous avons beau être prévoyants, la disruption nous habite et “certains évènements ont [eu] le pouvoir de dégonder le temps”. Au-delà de toutes les banderoles et de tous les étendards, il nous faut chercher non pas la dissolution de chacun dans le groupe mais plutôt une confusion rassurante et généreuse qui rejoindrait la poétique d’un corps ouvert sur l’Autre, à tout autre, proposition dont on peut présumer sans prendre de risque qu’elle aurait plu à Mathieu Riboulet qui, dans Prendre dates, conclut l’introduction de la manière suivante :

“Maintenant, un peu de courage, prendre dates c’est aussi entrer dans l’obscurité de cette pièce sanglante et y mettre de l’ordre. Il faut prendre soin de ceux qui restent et enterrer les morts. On n’écrit pas autre chose. Des tombeaux.”

Au moment des attentats de 2015 en France, Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet s’étonnaient de cette résurgence d’un singulier individuel voire égotique qui, paradoxalement, s’imposait partout, des places publiques aux salles de classe, des réseaux sociaux aux radios publiques. Tout le monde (ou plutôt chacun à côté de son voisin) brandissait la même identité : “Je suis Charlie”. Ainsi répond Mathieu Riboulet : “Je dis nous, ici, et même quand je dirai “je” ce sera “nous” qu’il conviendra d’entendre, parce que l’un ne va pas sans les autres.” Et c’est sans doute avec cette même charge du collectif indivisible qu’il faut lire et accueillir le dernier ouvrage à deux voix des éditions Verdier qui porte la marque du même pronom dès le titre : Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs.

Il nous faut (encore) écrire les titres des livres que l’on n’écrira pas
Dans un monde qui échappe à “nous” en permanence, il faut, à défaut de trouver une place définitive, savoir où (co-)habiter. On a beau décider de beaucoup d’allants et de projets dans notre vie, les existences sont multiples et pour réparer le cours du temps, il faut comprendre la langue à laquelle on appartient premièrement pour pouvoir écrire ensuite le récit de nos vies à venir. L’imaginaire que l’on développe est toujours un imaginaire situé, comme le rappelle Patrick Boucheron qui, lorsqu’il évoque l’Utopia de Thomas More, traduit le titre par une périphrase qui rend impossible l’appartenance comme la possession : “ce pays de nulle part”. Car si l’on naît quelque part, on n’est jamais strictement le lieu où l’on se trouve :

“On sait bien pourtant que cet accident que représente notre lieu de naissance ne signe pas de manière irrévocable ce que nous sommes, mais si l’on peut avoir des terres d’élection, dans tous les cas, il faudra les habiter. Et voici le détachement, comme envers de la solidarité. (…) Voyager, c’est apprendre à se déprendre, mais cette déprise n’est ni un oubli ni une trahison. Elle est la condition de la liberté, celle de l’homme dont le propre est de n’appartenir à aucun lieu en propre. Voilà, c’est cela : il s’agit d’apprendre à n’appartenir à aucun lieu, ou à tous les lieux ensemble. C’est-à-dire qu’il s’agit d’apprendre à habiter. Car si “l’on ne peut guère habiter un lieu sans se laisser habiter par lui”, on doit aussi travailler à ne jamais appartenir.”

C’est d’ailleurs ce que démontre Marcel Proust à sa manière dans Du Côté de chez Swann lorsque le narrateur, dans la partie intitulée “Noms de pays: le nom”, rend les lieux invoqués plus réels que la réalité qui les habitent effectivement. De cette manière, l’auteur se répare en se séparant du monde de son enfance ; il consigne l’ailleurs dans un “abri fictionnel” qu’il pourra, à loisir, décider d’habiter autant que de peupler au fur et à mesure de l’écriture de son existence mais aussi de l’existence de son écriture, dans le cadre du projet proustien : “Ce n’est pour l’instant qu’un nom sur le bout de la langue ; voici venir le texte. “

Difficile de trancher entre ici et ailleurs, d’habiter ici ou d’emménager là où l’on rêve, peut-être même dans la béance de ses propres rêves. En cela, l’historien et l’auteur adoptent tous deux la position du voyageur muni d’une carte de leur existence, interrogeant l’espace autant que le temps d’un récit commun duquel on se déprend parfois difficilement, que l’on réévalue jusqu’à trouver enfin le chemin qu’on avait emprunté mais qui, d’un autre point de vue, plus loin sans doute, ne se ressemblait plus. Ils s’interrogent et s’interpellent mutuellement : “le réel va-t-il périmer le texte ?”; “Qu’est-ce qu’inventer une relique, autrement dit, comment peut-on croire à ce que l’on invente ?”. Et même si nous nous devons de rester sérieux, de ne pas trop déranger l’ordre établi (“ne pas faire trop d’histoires”), les ruines nous entourent et bouchent certains chemins que l’on croyait praticables. Les décombres du passé demeurent, évidemment, mais désormais les ruines de l’avenir se sont également installées et il nous faudra bien les pratiquer désormais, quoi qu’on veuille faire ensuite.

Vie de Henri Bagnard est le titre du livre que Mathieu Riboulet n’écrira jamais. Il aurait voulu écrire à partir de son voisin à jamais creusois qui racontait son histoire et ses évènements depuis “le formidable bloc d’inertie dans lequel la vie de cet homme s’est progressivement sculptée”. C’est la ruine d’un avenir auquel nous appartenons et qu’il nous faudra dès lors enjamber, non pas dans un geste négationniste mais, au contraire, dans le respect de ce qui aurait pu être et à partir duquel nous nous considérerons mutuellement à l’avenir ; “car notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que l’on a rêvé ne connaît pas de fin”.

Crédit photo : © Sophie Bassouls