Paradoxalement, il ne s’agira ni d’un couple parmi d’autres, ni même d’un couple tout court dans le nouveau film de Frederick Wiseman. En donnant à voir et à entendre la souffrance nue que Sophia Tolstoï a consignée dans ses journaux intimes et sa correspondance, Wiseman montre le délitement ordinaire d’un amour extraordinaire. 

Rien ne ressemble moins à un film de Wiseman que cet étrange objet qu’est Un Couple. Par sa longueur d’abord, une petite heure tout au plus, et par le choix d’un dispositif documentaire très théâtral ensuite, qui consiste à faire entendre la voix d’une femme meurtrie au travers d’une sélection de lettres et de journaux intimes lus et interprétés face caméra. En 2018, dans City Hall, plus de quatre heures passées à l’intérieur de la municipalité de Boston n’épuisaient pas la richesse d’un propos politique de grande ampleur sur la valeur de la parole publique confrontée à des problèmes d’expulsions locatives, de couverture santé pour le troisième âge ou encore à des questions d’organisation de parade sportive. Ici, une durée très brève et une forme ramassée doivent nous faire accéder à la vérité crue d’un mariage qui a pris la forme d’une agonie. À l’écran, une femme (Nathalie Boutefeu) monologue en se promenant au hasard des sentiers d’un jardin sauvage et luxuriant situé à Belle-Île. Elle joue, plus qu’elle ne lit, les lettres désespérées que Sophia adresse à son époux ombrageux, ainsi que les pages les plus douloureuses du journal intime qu’elle tient depuis ses dix-huit ans. Cadrée tour à tour en plan serré ou bien en plan d’ensemble afin de la replacer au milieu d’une nature magnifique, elle se confie, nous rendant ainsi témoins de ce qu’a été sa vie aux côtés d’un génie tyrannique.

Le silence de la mer

Par moments, il semblerait que dans la voix de Sophia, on puisse entendre l’écho de toutes les servitudes.

Il est rare que Wiseman filme la nature au lieu de la ville moderne et de ses sanctuaires civils comme la New York Public Library (Ex Libris: The New York Public Library, 2017) ou le campus de l’université de Berkeley (At Berkeley, 2013). Il choisit ainsi de se laisser entendre le texte, récemment traduit en français, en extérieur et au présent, comme pour mieux souligner le contraste entre une parole enragée et la douceur d’un jardin chéri. Quelques plans sur la mer, dans le vrombissement des vagues, suggèrent le mouvement de ressac qui caractérise la pensée de Sophia, empêtrée dans ses contradictions tandis qu’elle cherche à comprendre, en remontant le fil de son histoire, pourquoi elle a été victime d’une telle cruauté. Au gré de délicats jeux de lumière qui dessinent des ronds dans un plan d’eau, elle laisse les questions pour toujours sans réponse, en suspens : « Pourquoi as-tu cessé de m’aimer ? Qu’ai-je donc fait pour mériter ce que tu m’as fait endurer ? ». Par moments, il semblerait que dans la voix de Sophia, on puisse entendre l’écho de toutes les servitudes. Sans distance et sans ironie, la violence d’une vie gâchée par la névrose de l’auteur de Guerre et Paix jaillit à l’écran, jusque dans les yeux embués de larmes de Nathalie Boutefeu, dont l’interprétation est sans conteste brillante. En dépit de sa beauté plastique – car il ne fait aucun doute que Wiseman sait cadrer à la perfection – et de l’actualité de son sujet, Un Couple suscite une indifférence croissante. Là où Wiseman parvenait à conférer une étrange intensité dramatique au mouvement de broyage des déchets filmé en gros plan dans City Hall, il peine à donner de l’ampleur dramatique à l’expression sincère de la souffrance féminine, de sorte que le temps s’étire toujours plus lentement à mesure que le film progresse.

La timide émotion ressentie à la lecture d’une lettre face caméra qu’adresse Sophia à son époux, à la lueur d’une chandelle, dans laquelle elle lui réclame à cor et à cri des explications pour les scènes de colère qu’elle a vécues et la haine dont elle a fait l’objet, se meut en une sorte de lassitude.

La faiblesse majeure du film vient peut-être d’un texte qui semble n’avoir ni la fureur de ceux d’Emily Dickinson par exemple, que Wiseman et Boutefeu ont pourtant mis en scène au théâtre en 2012, ni l’extra lucidité de George Sand dans Histoire de ma vie. Il est curieux que le travail de réécriture du texte au présent mené par Wiseman et Boutefeu, alors qu’il aurait dû actualiser le propos et lui rendre ainsi sa charge polémique, psychologise et rapetisse une histoire pourtant hors norme.

Les derniers symptômes 

Le monstre Tolstoï rencontre Sophia tout juste sortie de l’adolescence et tente de la dissuader de se jeter dans l’aventure d’une vie commune. Sophia court le risque et accepte les règles du jeu de massacre. Leur vie conjugale commence alors sur les terres immenses baptisées Iasnaïa Poliana, la clairière aux frênes en français, qui bordent leur vaste demeure. Tandis que Tolstoï s’attèle à la rédaction de Guerre et Paix, Sophia prend soin de ses treize enfants. Au fur et à mesure que leur passion s’essouffle, le couple mène d’interminables et tumultueuses conversations qui portent sur la légitimité du mariage. Leur ressentiment grandissant donne lieu à deux ouvrages qui se répondent : Léon rédige un court roman sous forme de réquisitoire intitulé Sonate à Kreuzer, Sophia réplique avec À qui la faute ? et invite à relire avec ses yeux, le récit d’une tragédie conjugale. De cette déchirure, Wiseman retient quelques bribes qui ne sont sûrement pas les traits les plus saillants de l’écriture de Sophia. Ni portrait de femme, ni cas clinique, ni même étude sociologique d’une institution, Un Couple passe à côté de l’histoire bouleversante qu’il cherche à raconter parce qu’il la traite sous un angle strictement individuel.

Avant que la flamme de la chandelle ne vacille et que l’on ne retourne à l’obscurité d’une énigme, Sophia se demande : le plaisir du sacrifice est-il plus grand que le plaisir de vivre ? En clôture du film, à défaut de pénétrer les pensées des principaux intéressés, un somptueux concerto pour piano de Mendelssohn fera office de réponse.

Un Couple, un film de Frederick Wiseman, avec Nathalie Boutefeu, en salles le 19 octobre.