Dans le cadre du Festival d’Automne, la Maison de la Culture du Japon invite ce mois-ci à découvrir le travail de figures éminentes de la création contemporaine japonaise. À la marge, dernière création de l’auteur et metteur en scène Tomohiro Maekawa, que nous avons rencontré, renoue avec un théâtre métaphysique : ses personnages, confrontés à des événements défiant la raison, remettent en question les fondements de la réalité. Un chef-d’œuvre entre fantastique, horreur et philosophie sur notre capacité de surprise et d’émerveillement face à l’existence.

Et si la réalité n’était pas exactement celle que nous connaissons ? Et si l’on pouvait voir le néant au fondement de la matière ? Comment notre perception du monde en serait-elle transformée ? Ce sont ces questionnements, hautement philosophiques, qu’explore À la marge la nouvelle pièce de Tomohiro Maekawa, la première présentée en France. L’auteur, 48 ans, est un des metteurs en scène les plus en vue du paysage théâtral japonais contemporain, notamment pour sa capacité à convoquer le fantastique, le surnaturel ou encore la science-fiction au cœur de son théâtre, afin de révéler par le biais de la métaphore et avec grande justesse le sens des vies humaines. Ainsi dans La Promenade des envahisseurs (2005), le succès qui l’a fait connaître et sa seule pièce traduite en français (aux éditions Espaces 34), des extraterrestres ethnologues perturbent le quotidien d’une petite ville côtière en prenant possession du corps de divers personnages et en subtilisant des concepts directement depuis l’intellect de leurs interlocuteurs. Manière pour lui de remettre en question quelques évidences et de tenter de saisir quelque chose qui serait de l’ordre de l’essence de l’humain et du monde – une investigation toujours à l’œuvre dans À la marge.

La réalité qui vacille

On pense à Philip K. Dick, pour ses brèches dans le tissu du réel, mais aussi à Platon et son mythe de la Caverne.

L’histoire débute ici dans la salle d’un café un peu suranné, aux tables en bois et à la bibliothèque bancale, plongée dans une semi-pénombre que viennent peupler une par une des figures solitaires et introspectives. Derrière les larges fenêtres, résonne à intervalles irréguliers un grondement sourd, énigmatique et inexpliqué. Celui-ci semble faire partie depuis plusieurs années de la vie de cette ville, dont les personnages prennent bien soin de souligner le caractère paumé, mal desservi et sans histoire. Il faut ce décor, à la fois ordinaire et intriguant, poussiéreux et habité, pour faire apparaître petit à petit le décalage de perception qui habite les personnages. Ceux-ci sont Tera et Mei, deux anciens camarades de classe qui se retrouvent par hasard des années après dans cette ville. Tera travaille comme livreur de colis, Mei est secrétaire chez un notaire. Passées les retrouvailles conventionnelles, la conversation prend une première tournure dramatique quand Tera révèle qu’il suspecte sa femme de le tromper avec, vraisemblablement, le frère de Mei – fil rouge ordinaire qui contrebalance le surnaturel. Mais le spectacle commence véritablement lorsque Tera se met à raconter une première anecdote, faisant basculer la pièce dans le fantastique.

@Jean Couturier

Celle-ci se déploie alors en un entrelacs de récits par lesquels Tera comme Mei se confient leur sensation commune d’une réalité qui vacille. La mort inexpliquée d’un politicien, des tours de magie qui traversent la matière, un carton rempli de vide qui se répand, un enfant sorti de nulle part : autant d’événements défiant la raison et qui nous plongent tête la première dans un monde où les lois qui régissent la réalité ne semblent plus stables. Au contraire, les personnages paraissent accéder à une perception nouvelle qui ébranle leur vision du monde : en voyant par des yeux neufs, en percevant le néant derrière les choses, sans pour autant perdre la raison, gardant toujours une grande foi dans leurs propres sensations et intuitions, ils remettent en cause tout un système garant de la stabilité de leur réalité, affichant à nu les fictions propres à la société humaine. On pense à Philip K. Dick, pour ses brèches dans le tissu du réel, mais aussi à Platon et son mythe de la Caverne. D’autant plus que l’exécution formelle est parfaite et accompagne le cheminement intérieur des personnages.

L’imagination entre l’être et le néant

Tomohiro Maekawa a le grand mérite de renouer avec un théâtre proprement métaphysique : l’enjeu est bien celui de notre rapport au monde

Au cours de leurs récits, les autres acteurices s’animent, jouent certaines personnes rencontrées par Tera et Mei, leurs proches, ou encore des présences fantomatiques qui habitent leur conscience, mais ils et elles prennent également en charge la narration. Celle-ci est ainsi fluide, et il n’est pas rare qu’elle saute au milieu d’une scène du conteur principal à un autre acteur qui la continue à la première personne : la parole de Tera et Mei se multiplie et contamine tous les corps, en même temps que leur nouvelle relation au monde se développe. Au plateau, des situations ludiques et très maîtrisées illustrent ce basculement, en jouant habilement du statut de la représentation, qui permet de brouiller les pistes entre réalité et fiction. La conception sonore et surtout lumineuse extrêmement précises participent grandement à la création de la dimension fantastique, flirtant même avec l’horreur dans des séquences quasi-lovecraftiennes où le néant menace d’engloutir du monde.

Au-delà encore des aspects narratif et esthétique parfaitement exécutés, Tomohiro Maekawa a le grand mérite de renouer avec un théâtre proprement métaphysique, qui creuse jusqu’au bout ses nombreuses interrogations philosophiques et en tire les conséquences au plateau. L’enjeu est bien celui de notre rapport au monde : quelle réalité acceptons ou refusons-nous de voir, selon quels systèmes et quelles lois souhaitons-nous vivre ? Le parcours de Tera et Mei n’est pas celui de deux fous, mais de deux clairvoyants à la marge du réel, qui en mettent à nu les fictions et les systèmes aliénants, et ce faisant, réhabilitent le hasard, défendent l’imagination créatrice contre la mémoire faillible, s’émerveillent à nouveau de leur propre existence et de la matière même. Jusqu’à, dans un époustouflant tableau final de toute beauté et métaphorique de la création artistique, défier l’angoisse de la mort, accepter le néant et refaire naître le monde.

  • A la marge, écrit et mis en scène par Tomohiro Maekawa, jusqu’au 26 novembre à la Maison de la Culture du Japon
  • A lire : notre entretien avec Tomohiro Maekawa
@Pierre Grosbois

Crédit photo : @Pierre Grosbois