En janvier 1866, à l’écart du monde, Léon Bonvin se donne la mort dans la forêt de Meudon. On se prend à imaginer la scène : le froid hivernal, la solitude, le silence qui préludent à cet acte. Et l’on a comme l’impression qu’un silence analogue pénètre tout le travail de cet artiste peu connu, que la Fondation Custodia nous invite à découvrir jusqu’au 8 janvier. Il bruisse dans les soixante-six œuvres sur papier présentées, dans leurs couleurs sourdes, les paysages nocturnes et déserts. Dans un couloir vide ou un portrait du père de l’artiste : tête baissée, yeux fermés. On y découvre la vie de Léon Bonvin, elle-même tissée de silences. Effacé derrière son frère François, peintre à succès, il mena son existence loin du monde de l’art parisien. C’est de cet éloignement et de sa solitude corollaire que naît la singularité de l’artiste. Cette première monographie européenne, quarante ans après celle qui lui fut consacrée aux États-Unis, ne compte que cinq petites séquences. D’une grande élégance, elle arrive à mettre le doigt sur la poésie contenue de son art.

La nuit juste avant les forêts

Léon Bonvin, Portrait du père de l’artiste, 1856. Pierre noire sur papier beige, 224 × 170 mm. Paris, musée d’Orsay. Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Tony Querrec Service presse/Fondation Custodia

Léon Bonvin travaillait dans l’auberge-cabaret fondée par son père à Vaugirard, alors faubourg situé entre Paris et la campagne, avant d’être avalé pour former l’actuel 15e arrondissement. On y piaille, on y boit, on y croise des trognes et des ouvriers rentrés des chantiers qui grouillent dans la ville. Mais à mille lieux du vacarme d’un Toulouse-Lautrec d’abord Léon dessine à la pierre noire un monde vide, gris et minéral. Dès la première salle on est séduit par l’étrangeté de ses dessins de jeunesse. On y trouve des plaines crépusculaires, des portes ouvertes sur des chemins creux mais inhabités, ou encore une lune sur un petit bout de papier : cercle blanc sur fond noir. On pense aux paysages chinois monochromes (shan shui) où le videtient une place majeure, comme l’a montré François Cheng. Mais surtout à la gravure tourmentée, obscure d’un Rembrandt ; ou encore à la peinture de genre hollandaise du XVIIe siècle et ses ménagères silencieuses. On retrouve ce personnage, solitaire, dans un dessin intitulé Femme à l’ouvrage dans un intérieur. Ceinte d’un brouillard de hachures, elle semble à deux doigts de fondre dans le noir de la matière graphique.

Or très vite dans la brève carrière de l’artiste, qui meurt à seulement 31 ans, la couleur s’immisce par petites touches. Dès la deuxième salle on découvre ses natures mortes à l’aquarelle, réalisées à partir des années 1850 dans de petits formats magistraux. Elles abondent en détails, rendus grâce à l’utilisation de la plume qui cerne finement l’aquarelle et donne au tout un air extrêmement minutieux. Parmi les oranges, les céleris et les poissons une série de bouquets attire l’attention, notamment le Bouquet de fleurs sauvages d’été aux pissenlits. À chaque fois les fleurs y sont représentées devant un fond sombre, dans lequel se mêle le vert très foncé des tiges pour faire ressortir avec subtilité les quelques notes colorées des pétales. C’est de ce contraste avec l’obscurité que semblent naître la couleur des fleurs et la lumière d’autant plus vive qui en émane. Les teintes sombres prévalent : Léon Bonvin dessine sur le motif aux heures solitaires de la nuit et du petit matin, quand il n’est pas contraint de travailler à l’auberge. Dans la troisième séquence de l’exposition on découvre ses petits paysages étonnants, qui célèbrent l’obscurité de la nuit ou le point du jour, au moment où un Monet peint la lumière dans tout son éclat, ou à défaut la nuit éclairée de toute part.

« Brindilles un moment reines »1

Léon Bonvin, Bouton de rose devant un paysage, 1863. Plume et encre brune, aquarelle et gouache sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique, 246 × 187 mm. Baltimore, The Walters Art Museum.

Léon Bonvin se passionne pour le motif végétal. Il porte à l’extérieur, pour peindre en plein air, sa boîte d’aquarelle d’ailleurs étudiée dans l’exposition. Dans des vues en contre-plongée il montre des mauvaises herbes dynamiques, des chardons déployés ou des Boutons de roses dans un paysage qui se découpent à contre-jour sur des cieux blancs, bleus, noirs. Cette façon de traiter le motif (comme une silhouette sur un fond très sombre ou très clair, uni et plat) rappelle là encore la peinture asiatique. Une Branche fleurie de cognassier du Japon (?), sur laquelle les fleurs, peintes avec des tons rosés, se détachent sur un fond presque noir, ne dit pas autre chose. Le japonisme en vogue dans les cercles avant-gardistes de son temps influença-t-il Léon Bonvin ? Le fait qu’il ait vécu éloigné du Paris des grands artistes suffit-il pour stipuler un isolement artistique et stylistique total ?

Car malgré sa solitude il semble avoir été inspiré par d’autres dans le choix de ses sujets. Par l’entremise de son frère notamment, qui participa à son éducation artistique. La dernière séquence met en parallèle leurs œuvres : on comprend alors combien Léon se distingue dans sa manière de représenter. Par son utilisation constante de l’aquarelle et de l’encre sur papier, technique qui convenait plus à ses moyens modestes que la peinture à l’huile. Mais aussi par l’obscurité de son monde. Léon Bonvin est présenté dans l’exposition comme un artiste réaliste, à l’instar de son frère. Les choses sont plus complexes. En nimbant ses représentations d’un voile obscur, en dessinant des végétaux au format portrait, en contre-plongée, il donne l’impression qu’ils sont traversés d’un souffle de vie discret. Son monde excède le réel, il est comme peuplé d’une magie secrète. Plus qu’un fardeau, la solitude de Léon lui permit d’effectuer, hors de toute logique de groupe, une synthèse entre le réalisme enseigné par son frère aîné et un style plus personnel — peut-être guidé par d’autres inspirations.

Dans l’intimité de l’artiste

Léon Bonvin, Nature morte à la grenade, 1864. Plume et encre brune, aquarelle sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique, 245 × 187 mm. Baltimore, The Walters Art Museum.

Il est question à la fin de l’exposition de la postérité de l’artiste. Après sa mort, son travail rencontra un certain succès, notamment aux États-Unis auprès du collectionneur William Walters (d’où le nombre très important de ses aquarelles conservées au Walters Art Museum de Baltimore). Walters tenta de faire connaître l’artiste, en vain. À l’aube du XXe siècle il retombe dans l’oubli. Mais l’exposition de la Fondation Custodia lui fait honneur. Les panneaux de texte y sont clairs et bien écrits ; le livret qui accompagne la visite fournit des informations supplémentaires sur plusieurs des œuvres. À l’étage du dessus, une deuxième exposition, sur le dessin au XIXe siècle, permet d’apprécier en regard la singularité de cet artiste, faiseur de silence et attentif au minuscule (là où les grands noms de l’époque célèbrent régulièrement les paysages amples, sur des dessins de grand format).

Léon Bonvin. Une poésie du réel suit donc une trame biographique, mais sans jamais dévier de l’attention aux œuvres, dont la matérialité est examinée avec soin pour montrer l’évolution des techniques utilisées par l’artiste. La muséographie crée le sentiment d’entrer dans l’intimité du monde de l’artiste. L’étroitesse des salles du sous-sol de la Fondation Custodia incite à se rapprocher le plus possible des œuvres, et dès le début de l’exposition, avec deux dessins de Bonvin reproduits grandeur nature sur des murs entiers (une porte et une scène de cuisine de l’auberge), on est invité à rentrer dans son univers. Cet angle resserré comporte un bémol : les œuvres ne sont pas mises en parallèle avec d’autres artistes (seulement avec l’art du frère, parallèle familial qui peut sembler trop évident). Or, nous l’avons vu, l’isolement supposé de Bonvin est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. Le pari en tout cas est gagné : en sortant on ne peut qu’avoir envie d’en savoir plus sur Léon Bonvin.

Léon Bonvin, La Plaine de Vaugirard (détail), 1856. Pierre noire et estompe, 175 × 266 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.

1Claude Esteban à propos d’une gravure de Vieira da Silva. ESTEBAN Claude, Veilleurs aux confins, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1978, p. 83.

Illustration : Léon Bonvin, Autoportrait (détail), 19 janvier 1866. Plume et encre brune, aquarelle et rehauts de gouache blanche, 136 × 110 mm. Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris.