Le temps du Beau Monde, création collective d’Arthur Amard, Rémi Fortin et Blanche Ripoche, le Centquatre s’est transformé en capsule temporelle. Découverte du festival Impatience, cette pièce-inventaire aux frontières de l’anticipation nous propose de participer à un rituel aussi étrange que poétique. Sous nos yeux, trois êtres d’un futur lointain ressuscitent la mémoire du XXIème siècle pour nous la transmettre. Une odyssée de l’espèce touchante et jouissive, chorégraphiée au cordeau, qui pose une question essentielle : quelle trace notre siècle laissera-t-il aux suivants ? 

Le rituel 

Le rituel auquel nous participons a lieu tous les soixante ans. Son objectif ? La transmission de ce que la mémoire collective a gardé du XXIème siècle à l’aide d’une centaine de fragments. Chacune de ces précieuses pièces est numérotée et se performe religieusement dans l’ordre croissant. D’une efficacité redoutable, ce principe dramaturgique offre de nombreuses opportunités de jouer avec un cadre apparemment rigide. Et le trio ne s’en prive pas. Avec une passion quasi fanatique, les protagonistes de cet insolite reenactment respectent le protocole à la lettre jusque dans de clownesques contre-sens – un procédé adroit qui soude le public dès les premières minutes.

À les regarder réincarner nos gestes, on pense à l’enthousiasme dionysiaque, ce rituel d’incarnation qui mêlait transe et musique.

Car dans ce paysage lunaire qu’est la scène du Beau Monde, on ne peut que partager un goût d’étrange. À l’instar des lieux sacrés, l’espace est vide, ouvert à l’invocation. Seuls de petits cailloux blancs jonchent le sol, traces fossiles qui deviennent rapidement des objets transitionnels et permettent le retour à ce temps passé. Seulement parfois, on se heurte à des « trous noirs », ces absences de mémoire que les personnages comblent comme ils le peuvent. Ainsi, les vêtements d’époque sont portés toutes coutures dehors et les enceintes plantées la tête en bas. Avec finesse, le jeu des trois comédiens dévoile progressivement cette altérité qui sépare leur futur indéterminé de notre siècle, cette inquiétante étrangeté nécessaire au rituel à l’œuvre.

À les regarder réincarner nos gestes, nos usages, notre quotidien depuis notre gradin en demi-cercle, on pense à l’enthousiasme dionysiaque. Ce rituel d’incarnation qui mêlait transe et musique et où l’adepte provoquait puis subissait une altération de sa personnalité. Altérées, les identités des trois officiants le sont sans cesse, notamment dans les jeux polyphoniques qui font resurgir les voix d’anciens passeurs de mémoire. Chaque interprétation de fragment donne lieu à une sorte de folie divine, une mania, dont peut surgir la mimésis, ce jeu de rôle qui permet à nos dévots de posséder par culture et répétition les caractères propres au XXIème siècle.

La recherche du Beau Monde 

Avec adresse, le trio mobilise et détourne les technologies de notre ère et nous fait passer, comme par magie, de l’autre côté du miroir.

Et ça marche. Au fil des fragments, l’interprétation prend petit à petit véritablement chair. Comment ressentir un premier émoi quand on ne connaît pas le ciel bleu, les neiges éternelles, les farandoles de desserts et les animaux sauvages ? Comment verser une larme – une vague de l’âme – quand on ne sait pas ce qu’est la nostalgie, la tendresse et le deuil ? Oui, c’est bien par la répétition, l’accumulation, que le « beau monde » peut surgir corporellement des protagonistes, dans toute sa fragilité face au péril de l’oubli. Le Beau Monde, c’est le fragment des fragments : le printemps. Celui qui a oublié ce qu’était le sens de la vie quand il a compris que joli mai ne reviendra[it] jamais.

Pourtant, loin de nous anesthésier avec une poésie doucereuse, le trio profite des incantations nostalgiques pour lancer ses pointes satiriques. Avec adresse, il mobilise et détourne les technologies de notre ère et nous fait passer, comme par magie, de l’autre côté du miroir. Lamentations autotunes, fragment 398 d’une victoire en slow motion et musique électronique en roue libre viennent ainsi questionner le « beau » dans un sourire malicieux.

En filigrane de cette apparente légèreté se profile une question éthique qui, un instant, fait vaciller le rituel : faut-il conserver tous les fragments ? Décider de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas est une responsabilité qui engage le passeur et son intégrité. Faut-il transmettre la recette de la bombe atomique, les règles de la propriété privée ou celles du commerce d’hommes et de femmes ? Centre névralgique de la pièce, cette question reste en suspens, comme un commentaire à la marge que l’on laisse à celui ou celle qui reprendra le flambeau dans soixante ans.

Par le chœur

Apprendre par le cœur. Prise dans son sens littéral, cette expression constitue l’un des premiers fragments, interprété plus qu’incarné tant le concept d’une mémoire affective semble étrangère à ces êtres aériens. Motif central de la pièce pourtant, le cœur est la référence, l’unité de mesure de toute chose jusqu’au temps qui se cale sur la cadence de ses battements. Mais le cœur, c’est aussi le lieu où les souvenirs restent en vie. On comprend alors la fascination des trois protagonistes pour cet organe si complexe mais si nécessaire à l’accomplissement de leur mission.

À l’instar des chœurs dans la tragédie grecque, Arthur, Rémi et Blanche deviennent ce personnage collectif qui assiste aux souffrances d’une civilisation en voie d’extinction.

Car c’est aussi et seulement en chœur que le rituel peut avoir lieu. Les voix et les mouvements de ce trio organique dénotent d’un travail profond sur la présence, l’écoute, la sensibilité à l’autre mais aussi à l’espace et au rythme. Progressivement, les voilà non seulement liés entre eux par les émotions, mais aussi par les fragments eux-mêmes, à l’image de ce tableau de conte quasi biblique où ils se fondent enfin totalement dans notre présent. Cellule aux formes diverses selon la mémoire incarnée, ce triangle déterminé ne perd jamais son centre de gravité et nous entraîne, en une respiration, en un saut de biche, dans le prolongement de son geste.

Là encore, la dimension dionysiaque vient colorer cette entreprise ambitieuse mais superbement réalisée. À l’instar des chœurs dans le drame satyrique ou la tragédie grecque, voilà qu’Arthur, Rémi et Blanche deviennent ce personnage collectif qui assiste aux souffrances d’une civilisation en voie d’extinction – et en commentent la chute. « Une hirondelle ne fait pas le printemps » récitent ces drôles d’humains d’un autre temps. L’air de rien, ils viennent de réveiller le souvenir d’une vieille tradition qui n’existe plus : le théâtre.  Ce lieu-rituel, cette trace, ces mémoires que l’on invoque comme des fantômes et que l’on chasse en frappant des mains. Ces histoires qui se disent par le cœur dans l’espoir que quelqu’un, peut-être, les reprenne un jour.

  • Le Beau Monde, une création collective de : Arthur Amard, Rémi Fortin et Blanche Ripoche, sur une idée originale de Rémi Fortin

Crédit photo : @L’Ecole Parallèle Imaginaire