Il y a d’une part ce que Jonas Trueba voudrait faire – des films à la fois élégants et profonds, légers et graves, construits autour de rencontres et de heureux hasards – et d’autre part ce qu’il parvient à faire réellement – des films babilleurs et creux qui singent l’art de la conversation. Dans Venez voir, Trueba retourne à la fiction et donc à ses anciennes amours, délaissant un propos qu’il semblait pourtant avoir enfin trouvé dans Qui à part nous (2021).

L’ouverture de ce film d’une petite heure qui passe à la vitesse de l’éclair, mérite qu’on s’y arrête. Un long plan fixe serré sur une jeune femme visiblement émue, le regard perdu dans un hors champ, tandis qu’un morceau de piano s’emballe, capte immédiatement l’attention. Où est-on ? Que fait-on ? S’agit-il d’un plan introspectif suggérant un malaise que le film va s’efforcer de dévoiler ? Le point de vue flottant sur des visages absorbés dans une expérience esthétique qui nous est refusée, relève presque de l’essai filmique. Cependant, avec la fin du concert de Chano Domínguez vient celle de l’enchantement des premières secondes. Désormais, deux couples se font face et entament une conversation à propos de leurs choix de vie respectifs. Trueba est passé trop vite d’un geste lyrique plutôt émouvant à un dispositif narratif rigide. Alors qu’il croit faire vœu de pauvreté en figeant ses personnages dans un chronotope réduit (un café donc puis une maison à la campagne et deux rencontres), il construit en réalité une structure qui étouffe toute émotion. On peut lui reconnaître une grande clarté d’intention : le cinéma de Trueba regorge de citations explicites, très explicites – le nom d’Emerson sur la couverture d’un livre, que feuillette l’héroïne d’Eva en août (2019) – et commente ad nauseam les sources littéraires et philosophiques qui ont guidé la réalisation du film. Ainsi donc, essayons de comprendre, invités par le titre Venez voir et armés de la grille de lecture fournie par l’auteur (le mot est à prononcer dans un soupir), où se situe l’intérêt du film. 

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Trueba a recours aux facilités de l’auto commentaire et cède à la tentation du didactisme

En voix-off, les méditations de la poétesse Olvido Garcia Valdès donnent la clé de l’expérience cinématographique. À l’écran, les deux couples visiblement ennuyés – par leur conversation, par eux-mêmes ou par le temps qui s’étire indéfiniment – semblent rédiger la fiche de lecture d’un ouvrage de philosophie de Peter Sloterdijk qu’ils viennent d’achever. Puisque la discussion patine, alors même que Trueba fonde tout son art de la fugue sur le rythme d’une conversation libre et légère entre amis, il faudra y ajouter un arsenal de références littéraires et philosophiques commentées tristement pour pallier le vide des existences. Car les personnages de Venez voir, tout comme l’éthérée Eva qui arpentait Madrid dans Eva en août, traversent une crise existentielle dont seuls les trentenaires pleins d’eux-mêmes ont le secret. À ma gauche, un couple enjoué qui décide de s’installer à la campagne pour fonder une famille, loin du tumulte madrilène ; à ma droite, un couple fatigué qui cherche un second souffle et peut-être même un sens à sa vie dans la lecture studieuse d’un best-seller au titre intimidant (Tu dois changer ta vie !). Ce fil ténu aurait pu suffire pour explorer la gêne qui s’installe peu à peu dans le dialogue creux que tentent de maintenir des amis qui se côtoient désormais par habitude. Et c’est d’ailleurs dans la mise en scène douce-amère de cet éloignement que Trueba est le plus convaincant. Dans une scène très simple et pourtant éloquente, les couples disputent une partie de ping-pong haletante juste après avoir vainement tenté de se comprendre lors du déjeuner.

Quand Trueba lâche du lest, c’est-à-dire laisse vivre ses personnages et regarde le temps passer en posant sa caméra, il réussit quelque chose comme l’enregistrement d’un état de grâce. C’est alors que son esthétique de l’esquisse, du fragment et de la suggestion prend tout son sens. Cependant, n’est pas Éric Rohmer qui veut. Trueba pèche par deux côtés. D’abord, il se préoccupe plus de charger les répliques de substance intellectuelle que de réfléchir à la manière dont le cinéma peut saisir des balbutiements ou des silences. On a le sentiment que dans Venez voir, le réalisateur a été pris d’un vertige et que l’horreur du vide l’a conduit à un remplissage maladroit de références et d’effets de style. Ensuite, Trueba a recours aux facilités de l’auto commentaire et il cède à la tentation du didactisme. À la fin du film, tandis que nous suivons le quatuor se promenant dans les hautes herbes d’un terrain vague, des images en pellicule viennent dévoiler l’équipe de tournage et le cinéaste lui-même. Pourquoi le film s’enfuit-il déjà, pourquoi se dédouble-t-il rompant ainsi le charme d’un instant suspendu ? 

Disons-le sans détour : le film crée une attente qu’il déçoit et échoue à théâtraliser l’indéfinissable qui mine le langage et défait les relations. Cordialement invités à venir voir comment des gens ordinaires se sont perdus de vue et ont cru un instant en la force du langage pour surmonter cette séparation, nous avons eu l’impression de nous être trompés d’adresse.

Venez voir, un film de Jonas Trueba, avec Itsaso Arana, Francesco Carril, en salles le 4 janvier.