Entretien avec Olivier Barbarant, 22 décembre 2022

mené par Marie Calmettes et Rodolphe Perez

Poète, critique littéraire et spécialiste d’Aragon, Olivier Barbarant a notamment dirigé la publication de ses œuvres poétiques dans la bibliothèque de la Pléiade. Il revient avec nous sur les deux derniers recueils d’Aragon, parmi les moins connus : Les Chambres (1969)et Les Adieux et autres poèmes (1982), qui viennent d’être republiés chez Gallimard.

Marie Calmettes : Pour quelles raisons ces deux recueils sont-ils restés jusqu’à présent si méconnus, alors même qu’Aragon est une figure majeure de la littérature et qu’il s’agit de ses dernières œuvres, autrement dit des plus récentes ?

Olivier Barbarant : Plusieurs facteurs se conjuguent. Le premier est que l’œuvre d’Aragon de la dite « dernière période » – de 1956 environ avec Le Roman inachevé jusqu’en 1979, lorsqu’il il se tourne essentiellement vers le dessin et le collage – est moins parcourue et moins balisée que les précédentes. La figure du poète surréaliste et celle de la Résistance l’ont éclipsée. L’histoire racontée du surréalisme, l’Aragon des Yeux d’Elsa, l’épopée de la Résistance ont conduit à des arrêts sur image. Or, la dernière période est plus complexe, plus riche, plus dense. Elle n’a pas de nom d’ailleurs, au contraire des autres, alors que l’histoire littéraire adore les classements…

D’autres explications sont d’ordre politique, et non littéraire. La figure du dernier Aragon reste en effet figée dans l’image du poète demeuré communiste et stalinien. Toute son entreprise relève alors d’une élucidation de son propre stalinisme, mais l’on n’a pas écouté ce qu’il a tenté de dire dans son œuvre pour s’expliquer à lui-même sa propre trajectoire politique.

La figure de l’écrivain a aussi été controversée pour des raisons d’homophobie. La vie qu’il a menée après la mort d’Elsa en 1970 est apparue aux yeux de certains – qu’ils soient de son camp ou pas (parce qu’il y a eu une homophobie interne au Parti Communiste) – comme une dégradation de la figure du grand poète qu’il était. A cela, s’ajoutait aussi une hostilité envers le dandysme d’un vieillard. Il avait donc tous les scandales avec lui : celui de l’homosexualité, de la vie noctambule, d’un veuvage qui ne prenait pas la forme qu’on attendait… La figure de l’écrivain dans sa complexité, qu’elle soit idéologique ou existentielle, a ainsi fait écran à ces œuvres.

La dernière raison de cette relative invisibilité des derniers recueils est éditoriale. Les Chambres et Les Adieux ont paru dans des maisons d’édition qui n’ont pas le relief des maisons d’édition habituelles d’Aragon. La première édition des Adieux, aux Éditions Temps actuels, est dans un format luxueux, dans un très bel écrin et en tirage limité. Par ailleurs, ce fut dans l’alors récente collection « Petite Sirène » des Éditeurs français réunis que parut pour la première fois Les Chambres en 1969. Ainsi l’ombre portée par la figure de l’auteur et ces lieux éditoriaux spécifiques ont produit une double occultation de ces deux chefs-d’œuvre. Qui comptent à mon sens parmi les plus beaux textes d’Aragon.

Marie Calmettes : LesChambres, Poème du temps qui ne passe pas, se donne quasiment à lire comme un livre de deuil, en hommage à Elsa. Pourtant, Aragon l’écrit et le publie avant même sa disparition, alors qu’il la sait condamnée à une mort prochaine en raison de sa maladie. N’y a-t-il pas une singularité d’Aragon ici, par rapport aux livres de deuil et d’hommage habituels, qui en fait la force ?

Olivier Barbarant : Vous pointez là quelque chose d’intéressant dans la mesure en effet où les hommages sont souvent rendus à une femme après sa mort, quand on pense aux grands livres de deuil du XXe par exemple, comme Quelque chose noir de Roubaud ou d’autres. C’est pourquoi Les Chambres ne sont pas vraiment un tombeau – du moins pas une énième célébration d’Elsa. C’est pourquoi aussi, à mon avis, ce volume est plus beau que la plupart des recueils amoureux dédiés à Elsa. Il s’agit plutôt pour Aragon d’y faire le tombeau d’un amour que d’Elsa, encore présente et menacée. C’est leur amour qui se joue là. Ce qui se dit, c’est la violence de l’amour et l’imminence de l’arrachement qui le teinte d’une version tragique.

Le reproche que je fais parfois au discours amoureux d’Aragon est de tendre souvent vers la monumentalisation d’Elsa. Il me semble que, dans Les Chambres, Aragon déchire le monument ; et le monument lacéré fait apparaître plus intensément peut-être la complexité de la relation amoureuse, sa diversité, son intimité la plus profonde. Les Chambres renvoient aux lieux où cet amour se noue et se dénoue, d’une façon à mon avis beaucoup plus bouleversante que lorsqu’Aragon écrit son chant amoureux dans une sorte de rivalité incessante avec le grand chant de l’amour. Quand il se mesure à Pétrarque ou Ronsard, au fond il le fait par-dessus la personne d’Elsa Triolet. Là, dans Les Chambres, il est plutôt Louis Aragon et elle, Elsa Triolet. Je dis délibérément Elsa Triolet – et non Elsa – car quelque chose de la vérité des êtres se dit, sous l’imminence de la perte.

C’est comme s’il cessait de jouer avec le chant d’amour et qu’il disait l’amour tel qu’il était. D’où ce côté, je trouve, particulièrement émouvant et évident. Évident dans la brisure de ces vers qui ne jouent plus, écrits dans une sorte d’urgence et dont le lyrisme, comme déchiqueté, dit enfin ce qui n’était pas prononcé auparavant.

Rodolphe Perez :Faudrait-il alors entendre le sous-titre des Chambres, « Poème du temps qui ne passe pas », comme l’annonce d’une nostalgie élégiaque ou, au contraire, comme une sorte d’éloge de l’éternité de l’amour ?

Olivier Barbarant : Ce « Poème du temps qui ne passe pas » est doté de la polysémie des titres des grandes œuvres poétiques. Il peut s’entendre comme cette juxtaposition ou imbrication de chambres qui sont autant de moments de leur histoire d’amour qui se jouent – puisque le récapitulatif des chambres partagées dit quelque chose de la plénitude et de la longueur de cette histoire – et en même temps, ce « temps qui ne passe pas » c’est le couperet de la mort qui fait que le temps ne passe plus.

Chez Aragon le temps est toujours ambivalent. Il dira dans les commentaires qu’il fait de son grand Œuvre poétique (qu’il voulut au masculin, comme on dit tout l’œuvre peint…) qu’il « appelle poésie cet  envers du temps ». Il s’agit de battre le temps avec ses moyens mêmes, puisque la poésie est un art, comme la musique, qui se déplie dans le temps. Il s’agirait peut-être par le rythme de doubler le temps, de gagner sur lui. Il y a vraiment un combat avec le temps. Il s’agit chez Aragon ou de l’énergique temps de l’existence, dans ce qu’il peut avoir de trépidant, ou de l’horreur du temps arrêté, ou de l’extase du temps arrêté. Je crois que l’une des clefs se trouve dans Le Roman inachevé, dans le très beau poème « Le Vaste monde », qui oppose des vers de 16 syllabes et des vers très courts, ramassés :

Le long pour l’un pour l’autre est court II y a deux sortes de gens
L’une est pour l’eau comme un barrage et l’autre fuit comme l’argent

Le mot-à-mot du mot amour à quoi bon courir à sa suite
Il est resté dans la Dordogne avec le bruit prompt de la truite

Ces vers de 16 syllabes déploient un temps qui est celui du dynamisme, puis on a :

La barque à l’amarre
Dort au mort des mares
Dans l’ombre qui mue

Ces vers très courts et très paronomastiques, par lesquels on a l’impression qu’on n’avance plus, sont comme des galets. Entre la rivière (la Dordogne), et les galets, on pourrait dire qu’il y a les deux rapports au temps d’Aragon : ce qui fuit, et qui est en même temps désespérant parce qu’on le perd mais qui demeure vivant, et ce qui se coagule, ce qui est merveilleux mais risque de mourir.

Dans les cas des Chambres, ce « Poème du temps qui ne passe pas », je l’entends davantage comme l’angoisse du temps qui ne passe plus que comme une manière de dire « notre amour triomphe du temps », parce que rien ne triomphe du temps au fond, dans cette dernière période. On peut relier ce sous-titre au début d’un autre poème que l’on trouve dans Les Adieux : « Un jour vient que le temps ne passe plus / Il se met au travers de notre gorge ».

Marie Calmettes : Justement, dans ce poème des Adieux, Aragon évoque la mort de l’être aimé qui arrête le temps, mais écrit dans le dernier vers : « C’est cela que vous appelez l’Histoire ». Peut-on dire que l’angoisse de « ce temps qui ne passe plus » comporte un versant amoureux, intime, doublé d’un autre versant, qui serait, lui, plus historique ?

Olivier Barbarant : L’Histoire est directement liée ici, comme toujours chez Aragon dans la dernière période, au discours rétrospectif qui sera tenu, qui commençait à l’être. Dans l’œuvre d’Elsa Triolet aussi, le personnage de Madeleine Lalande, veuve d’un historien, qui apparaît à plusieurs reprises permet de réfléchir à la question de ce que l’on écrit après coup. Leur question commune est : qu’écrira-t-on de nous ? Qu’est-ce que l’Histoire quand elle est écrite par les vainqueurs et non par les vaincus ?

Elsa Triolet et Aragon ont compris assez tôt que la guerre froide était perdue. Ils n’ont pas attendu la chute du mur. Et très vite ils se sont posé la question de savoir comment ils allaient être jugés. Dès 1956, dans « La Nuit de Moscou », on peut lire :

On sourira de nous comme de faux prophètes
Qui prirent l’horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie

On sourira de nous pour le meilleur de l’âme
On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment

On peut penser aussi à ces vers terribles : « Et comme il est facile après coup de conclure / Contre la main brûlée en voyant la brûlure. » La dernière strophe du poème des Adieux à cet égard est sans équivoque :

Charognards le poids de votre genou

Le toucher de vos doigts profanatoires

Un discours jeté comme un drap sur vous

C’est cela que vous appelez l’Histoire

Le discours que l’on tiendra sur eux sera un discours partisan, profondément hostile. Or, peut-on tenir un discours autre qu’hostile et qui soit leur ? Je crois que c’est vraiment cette préoccupation-là qui se joue.

Revenu à la sphère de l’intime, il en va de même pour Aragon dans Les Chambres : que puis-je dire de ce qu’aura été nous ? La complexité dans la sphère intime vient du fait qu’Aragon a lui-même participé de cette monumentalisation frauduleuse d’Elsa, qu’il essaye de détruire. Et, la détruisant, il participe d’un souhait profond de la part d’Elsa Triolet qui a toujours dit qu’elle n’était pas présente dans les poèmes qu’il avait écrits pour elle.

Rodolphe Perez : Pour poursuivre sur le rapport d’Aragon à l’Histoire, vous écrivez dans la préface des Adieux que c’est un homme du XXIe siècle. Pourquoi pensez-vous que le dernier Aragon est un « auteur actuel comme nul autre » ? Vous nous avez justement indiqué au début de l’entretien que la figure du dernier Aragon était controversée. En quoi ou comment serait-il un homme de notre temps ?

Olivier Barbarant : Je tiens beaucoup à cette idée. Au fond, je crois très sincèrement que le peu que je puisse avoir compris de mon propre temps me vient du travail que j’ai fait sur Aragon. En faisant la chronologie de l’édition de la collection de la Pléiade, je me suis rendu compte qu’à chaque fois qu’il y avait un fait épouvantable à citer à l’Est, il y en avait un autre à citer, aussi épouvantable, à l’Ouest. J’ai fini par admettre alors qu’il n’était pas si facile que ça de tirer les leçons de l’Histoire. Que faire de tel ou tel crime stalinien de plus lorsque la guerre du Vietnam existe ? Quand le monde est partagé en deux camps, il est assez aisé de dire vous avez eu tort d’un côté ou de l’autre. Aragon était, lui, dans le feu de l’action à un endroit où il y a eu une barricade, donc on est forcément d’un côté ou de l’autre. Aragon était de ce côté-là de la barricade, il a accepté et parfois pas ou plus accepté la violence de son camp, dont il avait connaissance, compte tenu de la violence de l’autre.

La manière dont on a raconté l’Histoire demeure unilatérale et a insisté sur le totalitarisme en oubliant – mais je crois que notre époque montre que ce n’est pas vrai – la barbarie colonialiste, qui est désormais dénoncée comme un crime contre l’humanité fait par l’Occident capitaliste. Et l’atroce écrasement des tentatives démocratiques à l’Est demeure souvent plus connu que la construction ou le soutien des dictatures latino-américaines depuis l’Ouest états-uniens. Dans la guerre des deux camps, maintenant qu’elle est vraiment révolue, on se rend bien compte que les choses sont plus complexes qu’on a pu le penser au moment du triomphe absolu de la démocratie assimilée au capitalisme. C’est là peut-être un acquis (il en est si peu !) du XXIe siècle.

L’autre raison qui rend Aragon très actuel à mon sens est cette interrogation sur ce qu’il reste d’une éthique quand le politique l’a laminée, trahie. Il était un communiste sincère avant de voir ce qu’il a dû accepter, taire, ce sur quoi il a pu tricher. Que reste-t-il comme espérance dès lors que les utopies ne sont plus là ? Quelles valeurs ? Comment dire le désastre et le désarroi, et qu’en faire ? À la fin de l’épilogue des Poètes, Aragon écrit : « il faut regarder le néant / En face pour savoir en triompher ». Ces vers me paraissent d’une grande actualité. Je pense qu’aujourd’hui on ne regarde pas le néant en face. La menace écologiste, la perte possible d’un monde, l’appauvrissement du vivant… Au fond nous n’avons pas de système de remplacement. Ceux qui ont été tentés sont monstrueux, et le système tel qu’il est nous mène à la catastrophe, aveugle.

Regarder le néant, l’atrocité ou faire l’effort d’ouvrir ses paupières sur la barbarie et l’horreur, c’est le seul moyen que nous ayons pour peut-être trouver dans les ruines quelque chose d’habitable, ou par le constat des ruines quelque chose qui pourrait renaître. C’est un discours éminemment contemporain. Bien sûr Aragon n’avait pas conscience de ce que la menace qui nous vienne soit par exemple une menace écologique. En revanche, l’idée qu’il faut absolument plonger au plus profond du désespoir pour retrouver peut-être quelque chose comme la reconstruction d’une pensée me paraît complètement actuelle.

Je crois qu’il a trouvé aussi, d’un point de vue esthétique, la musique du désarroi. Notre désarroi contemporain s’est fait souvent atone, misologue, pour parler la langue de Paulhan, en hostilité à l’idée que les arts ou la littérature pourraient faire quelque chose. Quand je lis Aragon, j’ai l’impression qu’une énergie et une mélodie sont possibles. Le désespoir peut ne pas renoncer au langage.

Quand j’écris dans l’un de mes recueils, Séculaires, « Reste l’espoir de parler juste/ Avec la langue en nous debout », j’ai vraiment l’impression de devoir ce défi à Aragon, qui tient encore le spectre de la langue, qui ne vit pas dans une sorte d’affaissement lyrique mais qui maintient une exigence au sein même d’un désarroi qu’il parvient à musiquer. Tant, d’un point de vue idéologique, ceux qui ont vu s’effondrer leur espoir mais ont maintenu les valeurs, que ceux qui au fond du désespoir cherchent à dire la musique de cela, me paraissent répondre à des questions qui sont celles d’un citoyen du XXIe siècle.

Parutions récentes (novembre 2022) :

Les Chambres, Aragon, Gallimard, collection « Blanche ».

Les Adieux et autres poèmes, Aragon, Poésie/Gallimard, avec une préface d’Olivier Barbarant.