Aux Plateaux Sauvages, Marie Fortuit présente sa vision du texte Ombre (Eurydice parle) d’Elfriede Jelinek, portée par une équipe queer et la présence hypnotisante de Virgile L. Leclerc. Relecture du mythe d’Orphée aux Enfers par le prisme d’Eurydice, ce long monologue nous fait traverser les derniers moments d’une femme qui choisit sa destinée : rester parmi les ombres.

Réécriture du mythe

Le procédé est dans l’air du temps ; le questionnement féministe porté sur les scènes de théâtre semble assez souvent passer par la réappropriation nécessaire des mythes qui nous ont construites – la femme qu’on vient chercher au fond des Enfers, ou délivrer du dragon. Aujourd’hui, les princesses se relèvent d’elles-mêmes de leurs cercueils, changent le cours de l’histoire, et cherchent à tout prix à sortir de la passivité impressionnante où la plupart des récits ont condamné les personnages féminins : aux femmes la tour, le sommeil et l’attente, aux hommes la chasse, la quête et l’action… Eurydice ne fait pas exception – sauf, étrangement, par l’échec de son cas. Dans le mythe originel, Eurydice meurt piquée par un serpent le jour de son mariage avec Orphée. N’écoutant que son courage, l’amoureux descend aux Enfers chercher sa fiancée, et obtient l’autorisation de remonter avec elle à condition de ne jamais se retourner. Trop impatient, il ne résiste pas à l’envie de s’assurer de sa présence et finit par braver l’interdit : Eurydice lui échappe à jamais…

Eurydice ne sortira jamais des Enfers… Mais qui nous dit qu’elle le voulait ?

S’il y a bien quelque chose qui appelle la curiosité dans ce mythe, c’est son incomplétude : Orphée n’est pas allé au bout de son geste, n’a pas pu résister, si proche du but, à gâcher tous ses efforts en se retournant. Eurydice ne sortira jamais des Enfers… Mais qui nous dit qu’elle le voulait ? Jelinek part de ce constat en écrivant Ombre (Eurydice parle) : peut-être Eurydice ne veut-elle pas qu’on vienne la sauver, peut-être la condition d’ombre est-elle finalement plus désirable à ses yeux. Peut-être qu’Orphée l’adoré, le lumineux n’a rien à faire dans le royaume des ombres, incapable de respecter sa promesse, incapable aussi de respecter le vœu d’Eurydice qui a peut-être sciemment fait échouer les plans de son fiancé. On comprend ce qui a pu pousser Jelinek à tourner autour de cette figure qui par définition s’échappe et disparaît, se refuse à la lumière, et où la dramaturge lit une métaphore de la condition féminine. A l’image de ces autres figures de contes et de nos mythologies modernes, que Jelinek fait vivre dans ses Drames de princesses (Blanche-Neige, la Belle au Bois Dormant, mais aussi Jackie Kennedy…), Eurydice finit par refuser son statut d’héroïne muette, mais non pas tant pour briller à son tour que pour embrasser totalement le néant.

(c) Pauline le Goff

Femmes-ombres

En choisissant de rester parmi les ombres, Eurydice radicalise cette invisibilité choisie.

Sous la plume de Jelinek, Eurydice file la métaphore de l’ombre et de l’invisible pour parler de la place des femmes, dans le couple, la création, la reconnaissance sociale, l’apparence. En choisissant de rester parmi les ombres, Eurydice non seulement atteste d’un état déjà avéré de la femme, mais elle accentue cette invisibilité choisie, elle la radicalise. Eurydice décortique à quel point sa condition d’ombre était déjà avérée à la surface, chez les vivants : personnage sans voix, réduite à être « femme de » (Orphée est ici chanteur populaire enveloppé des cris de ses fans), bloquée dans son envie d’écrire, prisonnière du mirage de l’apparence et de la beauté, de ces vêtements qui cachent le corps pour dissimuler hypocritement qu’en-dessous il n’y a rien, rien à voir, aucune matérialité. L’heure n’est plus aux règlements de compte ; il n’est nul besoin de se révolter contre cet état de fait. Ici, la révolte n’est pas bruyante, Eurydice n’essaie pas de s’affirmer, de parler haut, de lutter. La plus haute révolte consiste plutôt à renoncer, à accepter l’invisibilité de manière totale : non, Orphée n’aura pas le beurre et l’argent du beurre, corps vivant et voix muette, amoureuse effacée et discrète ; il n’aura plus rien. Eurydice réclame avant tout le silence et la tranquillité, loin du bruit des hommes et des plaintes du chanteur en faux poète maudit – l’ironie est finement amenée, jamais grossière, avec les chansons mélancoliques composées par Mathilde Forget, qu’interprète Romain Dutheil en habit de lumière (littéralement).

Nous assistons à la transformation d’Eurydice, qui épouse une forme de légèreté et d’humour – au fond, l’ombre ne peut pas être lourde…

Pour explorer ce nouvel état d’ombre, la scénographie de Louise Sari semble jouer avec nos codes des dialogues avec les morts : rideaux légers qui glissent tous seuls, fumée, autel de bougies et de roses, fantômes de robes transparentes sur des cintres, pot de cendres, appareils qui se déclenchent d’un coup – imprimantes ou magnétophones… Dans cette antichambre des Enfers pleine de signes à élucider, Virgile L. Leclerc promène son grand corps et sa voix grave, habitée, tout au long de ce monologue que Marie Fortuit a décidé de lui faire porter seule, sans la polyphonie que d’autres mises en scène choisissent afin d’alléger, sans doute, le côté morbide et obsédant d’un texte qui tourne sur lui-même et où les mêmes éléments font retour : n’être rien, couler hors de soi, ombre parmi les ombres, disparaître. Dans cette salle d’attente où clignote irrémédiablement le mot EXIT, nous assistons à la transformation d’une Eurydice d’abord languide, à peine soulevée sur un coude pour expirer son texte, puis qui épouse de plus en plus sa condition pour adopter une forme de légèreté et d’humour – au fond, l’ombre ne peut être lourde, soumise à la gravité et donc au sérieux. Si le martèlement de ce vœu – n’être rien – m’a fait mal, Eurydice semble plutôt en prendre son parti pour le retourner à son avantage. Je suis rien/ je suis.

(c) Pauline le Goff

Écrire

Être tranquille et disparaître, la seule issue pour qu’une femme puisse enfin écrire ?

Marie Fortuit le souligne : il y a un contexte d’écriture particulier à ce monologue pour Jelinek. Prix Nobel de littérature en 2004, elle demeure pourtant assez inconnue du grand public, autrice de livres durs et exigeants, souvent mal compris. Son langage, parfois violent et cru, se nourrit des discours et des images de la culture pop, dont elle questionne et réutilise l’omniprésence en la « re-dégueulant » (selon ses propres termes) dans ses textes. Comme dans Drames de princesses, elle propose souvent que ses personnages soient dépourvus de corps, symbolisés par des marionnettes avec voix off. Enfermée depuis quinze ans loin des médias, elle ne communique avec le monde extérieur qu’à travers son site internet et ses textes – dont Ombre (Eurydice parle), publié en 2014. Cette voix nous parvenant depuis un domaine où on ne peut l’atteindre présente des similitudes assez fortes avec celle de notre Eurydice devenant ombre : être tranquille et disparaître, la seule issue pour qu’une femme puisse enfin écrire ? Et pourtant Eurydice nous martèle : « je n’ai pas d’œuvre »… A une thématique se rapprochant plutôt de Une chambre à soi s’oppose le fascinant appel de ce rien, que je voudrais voir créateur et promesse d’autre chose, n’était la violence de cette annihilation. Faut-il aller jusque là ? Dans ce huis-clos hypnotique, sans lourdeur et sans explosion de révolte, qui progresse par petites étapes, l’incroyable présence scénique de Virgile L. Leclerc nous porte doucement vers des interrogations douloureuses et nécessaires. Il est certain qu’ici, personne n’ira reprocher aux féministes d’être hystériques. Même cette parade-là aura été contrée… Ultime révolte, alors, celle du silence ?

Il faut souligner le travail impressionnant de Marie Fortuit et sa comédienne sur le texte de Jelinek, qu’on entend magnifiquement, dans toute son opacité parfois, et en flottant un peu au-dessus du sol. Après un petit temps d’adaptation, la langue tortueuse finit par nous happer, par nous charmer – comme Orphée et sa lyre, au fond. Eurydice a des choses à dire, et un mythe à déchirer.

  • Ombre (Eurydice parle), d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Marie Fortuit, à voir jusqu’au 28 janvier aux Plateaux Sauvages (Paris).

Crédit photo : (c) Pauline le Goff