Baptiste Amann fait salle comble au Théâtre Public de Montreuil avec Salle des fêtes, une fresque bienveillante sur la vie de village de deux heures et quinze minutes. L’auteur et metteur en scène y poursuit sa trilogie Des territoires autour de la notion d’habitat avec les aventures attendues d’un trio de parisiens utopiques qui s’installe à la campagne. Une pièce feuilletonesque qui souffre de sa subjectivité citadine et rate la transfiguration poétique du lieu.

Feuilleton

Salle des fêtes est une pièce que l’on pourrait qualifier de “feuilleton”, comme ces romans qui paraissaient par fragments dans les journaux. Ce sont ici les notes de Marion, autrice en panne, qui sont projetées par feuillets tout au long de la pièce. Avec sa compagne Suzanne et son frère Samuel, elle vient de faire l’acquisition d’une usine désaffectée dans un petit village. Elle espère y retrouver l’inspiration grâce à la proximité de la nature et assouvir sa soif de décroissance.

Mais très vite, la pièce vire au feuilleton télévisé. La rencontre avec les “villageois” précipite le récit dans un entrelacs d’histoires interconnectées et sentimentales. Comme dans un bon téléroman, les rebondissements sont nombreux – rythmés par les saisons et les temps forts de la salle communale : le conseil consultatif, les vœux du maire, le loto et le 14 juillet. Si elle est efficace, cette dramaturgie ne parvient pas à faire émerger un sens qui dépasse la dimension personnelle de ces récits.

Nous voilà pris dans les filets d’intimités qui se croisent sans jamais se lier vraiment.

Et on s’y perd. Le sujet principal, la salle des fêtes, disparaît sous les drames que vivent les protagonistes et dont nous nous retrouvons soudain captifs. Ce n’est pas sans rappeler l’une des caractéristiques clé du feuilleton : le téléspectateur est « obligé » de regarder tous les épisodes pour en connaître le dénouement. Or c’est précisément ce qui se passe ici : nous voilà pris dans les filets d’intimités qui se croisent sans jamais se lier vraiment, de “petites” histoires dont on attend patiemment qu’elles accouchent mais dont on a du mal à saisir la vérité. Il y aurait peut-être une exception dans la relation que tissent Samuel, le frère de Marion et Julien, un maraîcher suicidaire sur le carreau. Mais là encore, la relation souffre de dialogues anecdotiques qui, parce que mis sur le même plan que les passages poétiques, viennent obstruer le sens.

Un lieu sans âme

Pourtant le projet est ambitieux et s’inscrit dans un travail de longue haleine démarré par Baptiste Amann il y a maintenant dix ans. Son objectif : interroger la valeur patrimoniale des lieux à l’aulne de leur façon d’être habités : “ce qui me touche beaucoup dans une salle des fêtes, c’est que ce soit un espace protéiforme dont la fonctionnalité n’est pas définie par la structure mais par la façon dont on l’occupe.” Si l’auteur esquisse les contours de la polyvalence caractéristique de cette salle, il en limite les usages à des événements circonstanciels. Les fonctions sociales fondamentales que joue cet espace aujourd’hui (salle de vote, cantine, tiers-lieu, etc.) ne sont pas montrées.

“Ce qui me touche beaucoup dans une salle des fêtes, c’est que ce soit un espace protéiforme dont la fonctionnalité n’est pas définie par la structure mais par la façon dont on l’occupe.”

On regrette aussi que dans la scénographie proposée, l’espace en soi se transforme si peu – exceptés quelques cotillons sur le sol usé et un maigre sapin sur la scène désolée. Ce qui bouge, c’est une imposante grille suspendue qui monte et qui descend au fil des tableaux et donne à ce huis clos une dimension angoissante. Elle projette des ombres inquiétantes sur les personnages et produit un effet de froideur qui enlaidit l’espace. L’esthétique développée paraît pauvre en comparaison des ornements qui ont été donnés au texte. Peut-être est-ce lié à la présomption – subjective – de l’absence de noblesse de ce lieu? Ou à la volonté d’y donner des couleurs par la seule vitalité des personnages? Dans les deux cas, une neutralité esthétique aurait suffi.

Comme figée dans sa médiocrité, la salle communale de Baptiste Amann ne répond pas aux éclats de vie qu’elle accueille. Elle est occupée plus qu’habitée, sans âme.

Territoires connotés

Lieu de vie mais coquille vide, la salle polyvalente du village devient alors une sorte de caprice de maire, le vestige d’une lubie poussiéreuse où se déroulent des événements folkloriques sur fond de Johnny. Ici la notion de “territoires”, chère à l’auteur, m’interpelle. Dans les discours politiques, l’usage de ce terme au pluriel est fréquent. Il désigne les collectivités hors Île-de-France et construit une sorte de frontière langagière absurde, presque méprisante.

Or dans Salle des fêtes, on est frappé par la sophistication bienpensante et l’unité de la langue qui exprime principalement le point de vue de Marion. Jamais on ne sait ce que pensent réellement les habitants du village – réduits à des rôles stéréotypés : le maire un peu niais, le paysan, l’écolo, le propriétaire. Face à cette absence de subjectivités plurielles et à ce déficit de représentation on se demande pour qui ce texte a été écrit. Cette question trouve d’ailleurs un écho dans les mots de l’héroïne lorsqu’elle remet en question le succès de son premier livre : est-ce qu’écrire sur une personne c’est vraiment écrire pour elle ? Écrire sur la salle des fêtes, n’est-ce pas écrire un peu pour les personnes qui la font vivre ?

Dans cet échec qui se veut initiatique, c’est la nature même de l’acte d’écriture, cette trahison nécessaire, qui n’a pas lieu.

Peu importe, car Marion ne fait que passer. La greffe ne prend pas, elle quitte la petite bourgade et s’en retourne à la ville, avec ses désillusions. Dans cet échec qui se veut initiatique, c’est la nature même de l’acte d’écriture, cette trahison nécessaire, qui n’a pas lieu. Baptiste Amann ne parvient pas bousculer sa syntaxe ni ses idées préconçues et convenues sur la vie de village. On salue tout de même la performance musicale brute et sublime de Samuel Réhault et la fraîcheur salutaire de Lisa Kramarz qui incarne notre Marianne à merveille.

  • Au Théâtre Public de Montreuil du 2 au 11 février 2023
  • Texte et mise en scène Baptiste Amann
  • Avec Olivier Brunhes, Alexandra Castellon, Julien Geffroy, Suzanne Jeanjean, Lisa Kramarz, Caroline Menon-Bertheux, Rémi Mesnard, Yohann Pisiou, Samuel Réhault et Marion Verstraeten.

Crédit photo : © Pierre Planchenault