Retenez bien ce nom, Felix Macherez, car il se pourrait bien qu’il joue un rôle important dans la littérature future, c’est-à-dire celle qui s’échafaude maintenant. Il est jeune (l’âge du Christ), Les Trois Pylônes, publié dans la collection L’arpenteur chez Gallimard, est son deuxième roman, il collabore activement à la revue artpress, et il est aussi photographe.

Ce qui frappe tout de suite, en lisant Felix Macherez qui signe ici son second livre, c’est qu’il prend totalement à contrepied la littérature woke, nihiliste et/ou dépressive : l’art, la foi et l’amour sont les trois pylônes autour desquels le jeune auteur tisse sa toile baroque. Quoi de moins dépressif ? Quoi de plus opposé à une certaine littérature suicidaire, genre Nom de Constance Debré, qui voudrait s’appeler Personne, mais sans la ruse qui caractérisait Ulysse s’affublant d’un tel nom dans l’Odyssée ? Madame Personne voudrait abolir, excusez du peu : l’héritage, l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, l’autorité parentale, le mariage, la filiation, le nom de famille, le patrimoine, le domicile, la nationalité, l’état civil, et puis, tant qu’on y est, tout bonnement la famille, sainte ou pas. Avouez que depuis les Khmers rouges, on n’avait pas fait mieux !… Macherez, lui, sait d’instinct que notre Salut ne pourra venir que d’un tissage des trois états limites, ou pôles, de l’émotion humaine : l’art, la foi et l’amour, donc, soit « les trois éternelles colonnes de la passion et des rêveries ». Au début était l’émotion… Dès son prologue, l’auteur annonce la couleur de ses convictions : « Le monde moderne, si violemment hostile à ces trois principes vitaux, n’a pour seule fonction que de les détruire, et y bâtir, à la place, une ruine ; c’est là son principal défaut. » C’est là d’ailleurs le principal défaut du livre de Madame Personne : la fosse commune y est son seul horizon. Triste tropisme !…

Une écriture baroque

Jacques Henric, dans son éditorial d’artpress de février, fait bien de titrer « L’optimisme de la raison » : « Les ennemis de l’art, de la littérature, de la pensée en général, sont d’ores et déjà vaincus. Ils n’ont pas d’armes, je veux dire pas d’œuvres, rien, néant ; et pas de combattants, ce sont des nuées d’anonymes » : M. et Mme Personne, en quelque sorte… Macherez semble déjà lui donner raison : « Toute âme qui cherche vers le haut est morale. Toujours. Ou très souvent. » Les trois pylônes ne sont pas là-bas, Madame Personne, mais là-haut !… et sachez qu’un pylône est une sorte de colonne, motif important s’il en est dans toute l’architecture baroque.

Dès son prologue, l’auteur annonce son projet baroque qui tirera vers le haut, après avoir posé ses « trois colonnes avec cohérence » : « La recherche pathétique et sublime de la littérature, du sacré et de l’amour, dans un monde où ils viennent à manquer, force les âmes à bout de souffle à les chercher par tous les moyens – c’est-à-dire par les chemins les plus directs mais aussi les plus détournés ! » Pour ce faire, il use de tous les procédés détournés possibles et imaginables : mise en abyme littéraire au travers de l’œuvre work in progress, à peine commencée, au travers de la figure de la page blanche (procédé schuhlien s’il en est – j’y reviendrai), et déjà inachevable, logée dans le roman « fini » lui-même ; reprise continuelle des motifs textuels, façon « Nouveau roman », en répons, miroir (« Je reprends du papier neuf et écris avec application : Prologue – L’art, la foi, l’amour unissent, par une série d’extases prolongées, l’infini que l’on porte en nous à l’immensité de la vie extérieure », soit les premiers mots même du prologue rejoués dans le Livre second du roman), et faux miroir : « M’estimant satisfait de ce début triomphal, je m’autorise une pause ». Le narrateur, double évident de l’écrivain, a toujours mieux à faire qu’écrire : c’est ainsi que le roman dans le roman n’avance pas ! Dans ce même Livre second, le narrateur, avant que de quitter sa chambre sans s’être, une fois de plus, attelé au travail harassant de romancier, « fourre quelques feuilles A4 somptueusement éclaboussées d’aphorismes de Calaferte, de Baudelaire, de Hello et de Pascal »… soit la totalité des quatre épigraphes du livre ! « Quatre évangélistes littéraires pour une épigraphe ! » : « C’est comme un jeu, une sorte d’imitation de la tournure, du rythme, enfin tout ce qu’il y a d’un peu musical : continuer la partition, ajouter ses notes » (on ne peut pas se situer plus loin de la tentation – mortifère – de la table rase). Les minimalistes des éditions Nocturnes (également connues sous le nom de Minuit, mais sans plus les pionniers héroïques) en prennent pour leur grade : « l’excès » étant « la juste mesure de l’art », leur « art » n’en est plus que dépression et nihilisme.

La littérature de Macherez, comme toute création baroque, est une littérature dans les plis. Entre la réalité et ses rêveries, il y a tout un tas de plis ; et la littérature s’y loge.

La littérature de Macherez, comme toute création baroque, est une littérature dans les plis : « Le Temps, c’est comme une frise imprimée sur du papier. Il suffit de plier la feuille en deux pour qu’une époque se superpose à une autre, s’insinue dans l’autre […] Par exemple, la Renaissance s’est pliée sur l’Antiquité, et ça a donné la renaissance de l’Antiquité ; retour au classique, au droit, au pur. Eh bien là, la pliure a glissé, et le Moyen Âge est sur le point de se superposer au contemporain : retour au mysticisme, à l’art total, à l’amour courtois… » Entre la réalité et ses rêveries, il y a tout un tas de plis ; et la littérature s’y loge.

Du côté de chez Jean-Jacques Schuhl

De lui-même, le narrateur du livre se présente comme un wannabe dandy qui ne fiche rien, n’écrit même pas (ses feuillets restent éternellement blancs), se contentant de subir les choses, d’en être le spectateur ordinaire ; on pense aussitôt à la figure de Jean-Jacques Schuhl, Maître en dandysme littéraire. De plus, un même attrait de la transsubstantiation magique (qu’elle soit littéraire ou photographique) et un même dégoût de la narration romanesque les rapprochent : « Ah, l’histoire ! […] à peu de choses près, toujours la même. Et il fait et elle fait et alors il fait et ainsi ils font… Aucun intérêt. Un roman ça s ‘écrit loin des petites histoires ! » Sans oublier qu’un même intérêt pour les techniques photographiques et cinématographiques les relie : « Ce livre est une sorte de film projeté sur une toile tendue, un diaporama narratif [une sorte de Ballade de la dépendance sentimentale, par opposition à Nan Goldin], mieux : une mise en scène sur négatif, à ceci près que la pellicule utilisée est une page blanche dont la sensibilité ne se mesure pas en ISO mais en sentiments – ceux de notre héros. » Héros qui se nomme Nophto, soit une anagramme de photon. De sorte que tout se répond, car l’auteur est lui-même photographe.

L’attrait de l’absolu

Ce qui distingue Macherez de son glorieux prédécesseur (Schuhl), c’est un goût certain pour l’Absolu : « Comme la Rédemption et la littérature ne sont plus envisagées, la rédemption de l’homme par la littérature n’est plus envisageable non plus. Et alors le siècle est tout entier désœuvré… » Comme Baudelaire avant lui, notre auteur fait remonter la décadence de nos littérateurs à leur méconnaissance du péché originel : « Au fond le plus gros défaut du progrès, c’est d’avoir effacé les traces du péché originel. Et maintenant que c’est fait, il prône l’absence de jugements, les bons sentiments et une certaine mollesse cool. Ça fait qu’on a le pire au carré : l’oubli du mal, et sa contamination au nom du faux bien ! » La vraie épidémie n’est pas là où l’on a cru…

Macherez a lu Lautréamont (cité dans le livre), mais aussi son double baroque, Isidore Ducasse, et, comme lui, il « remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi » : « La seule puissance qui lie, c’est l’amour. Et la figure même de l’amour, c’est quand l’adoration pour tous les sexes de femmes se transporte dans le cœur d’un homme pour le cœur d’une seule et unique entre toutes, et entre toutes choisie. Oui, c’est ça l’amour ! C’est ça la vie ! » Les étoiles, et le soleil, se meuvent de nouveau.

Pour clore ce texte, citons les derniers mots de l’éditorial d’artpress de Jacques Henric déjà cité : « La volonté alliée à la puissance de l’optimisme est la combinaison gagnante. » Puis revenons à notre auteur : « J’ai dedans moi l’image de mon siècle en négatif, je porte en moi sa contre-forme, elle s’est développée en moi, il me suffit, ô Père, d’un peu de sensibilité, d’un bout de lumière, un révélateur […] pour tirer cette image au clair » : outre ces quelque motifs schuliens supplémentaires, une nouvelle génération, emmenée par Felix Macherez, serait-elle en train d’éclore, et de nous sortir du néant ?