Le Fidèle Rouslan, roman emblématique de l’injustement méconnu Gueorgui Vladimov, un des plus grands écrivains dissidents russes, est aujourd’hui réédité chez Belfond dans une traduction de François Cornillot.

Pourquoi publier à nouveau cette histoire de chien gardien de goulag ? Mettons les pieds dans le plat (de bortsch) : même soixante ans après son écriture, ce tableau stupéfiant de l’univers concentrationnaire soviétique, vu à travers les yeux d’un chien de garde soudain désœuvré après la déstalinisation, reste d’une force, d’une modernité et d’une actualité glaçantes.

Le chien aboie…

La littérature russe est un refuge. Ceux qui ont tenté l’expérience le savent bien : on entre toujours dans un Dostoïevski, un Tolstoï, un Gogol ou un Pouchkine comme on pénètre au cœur d’une grotte. Les Russes ne se sont pas inspirés des Grecs que pour l’alphabet cyrillique et le christianisme orthodoxe, ils se sont aussi appropriés leur catharsis. De même qu’on se purge de ses passions devant un spectacle tragique, on apprend à mieux se connaître dans le noir des sentiments humains. Et on en sort grandi, heureux d’être venu à bout des tréfonds de l’être, soulagé de n’avoir pas vécu le sort des héros en pelisse, mais riche de leurs enseignements. En vous accompagnant dans votre vague à l’âme, ces merveilles peuvent même vous guérir.

A sa façon aussi, Le Fidèle Rouslan est un remède à la mélancolie.

Mais avant toute chose, un petit point biographique : Gueorgui Nikolaïevitch Vladimov, de son vrai nom Volosevitch, est né en 1931 de parents enseignants dans la ville qu’on appelait alors Kharkov. Diplômé l’année de la mort de Staline de la faculté de droit de Leningrad, il publie dès 1954 des critiques littéraires, avant de devenir en 1956 rédacteur en chef du département de prose de la revue Novy Mir (littéralement Nouveau Monde).

LeFidèle Rouslan, écrit entre 1963 et 1965, a été publié pour la première fois en 1975 dans ce qui était encore la RFA par la maison d’édition Posev. Ce roman s’ajoutant à la liste de monuments de la littérature russe contemporaine publiés à l’étranger, après Le Maître et Marguerite de Boulgakov (publié lui aussi chez Posev, à Francfort), Le Docteur Jivago de Pasternak (chez Feltrinelli, à Milan) et L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne (chez Points, à Paris). Autant de chefs-d’œuvre contestataires, seulement diffusés en Union Soviétique sous forme de samizdat, sous les manteaux qu’on imagine en fourrure. Leur point commun ? Aucun d’eux ne se prive de discréditer le régime stalinien, voire l’idéal communiste lui-même. De ce point de vue, Vladimov n’est pas en reste.

Chien : l’être et en avoir

Le Fidèle Rouslan, sous-titré Le Livre du chien de garde est une histoire racontée du point de vue d’un chien. Ce procédé, bien sûr, n’a pas été inventé par Vladimov. Il n’est pas non plus le premier auteur russophone à employer la voix d’un animal. Vladimov s’inscrit en effet dans les pas de Tolstoï et son Cheval (1885), ainsi que de la comtesse de Ségur, née Rostopchine, et ses Mémoires d’un âne (1894). On pense aussi évidemment au Croc Blanc (1906) de London et au Chien Blanc (1970)de Gary.

La description d’un système qui brise dans l’animal précisément ce que nous voudrions trouver d’humain en lui.

Bien que répandu, ce procédé périlleux est ici loin d’être artificiel. Regarder le monde à travers les yeux d’un animal, surtout lorsqu’il s’agit du meilleur ami de l’homme, c’est se donner les moyens de voir la vie sous un angle nouveau. En changeant de point de vue pour poser un regard de chien sur le monde des hommes, Vladimov en dénonce l’absurdité et la cruauté. Car un intérêt, parmi tant d’autres, de cette histoire réside dans la description d’un système qui brise dans l’animal précisément ce que nous voudrions trouver d’humain en lui.

Autre avantage, la fausse naïveté qu’offre le point de vue subjectif d’un chien fournit parfois des instants de vraie poésie : « L’éclat triste de ses yeux qui disaient adieu […] était trompeur. Dieu sait pourquoi les bipèdes sont toujours tristes à la veille de leurs trahisons. »

Un chien dans la sauce

L’histoire du Fidèle Rouslan est simple. A la fermeture du camp où il officiait aux côtés de son maître, un chien de garde nommé Rouslan – probablement en référence au preux héros du poème épique Rouslan et Ludmila du vénérable Pouchkine – se retrouve libre pour la première fois de sa vie. Lui qui excellait à surveiller les prisonniers, à poursuivre les évadés, à démasquer les déportés désobéissants, ne comprend pas que son goulag a été démantelé. Pourquoi son maître ne réagit-il pas à ce qui ressemble à s’y méprendre à une évasion collective ?

Rendu à l’état sauvage, refusant l’aliénation d’une soumission à d’autres humains que son maître, se nourrissant uniquement de ce que la forêt recèle de petites proies, se rendant tous les jours à la gare pour attendre le prochain convoi de prisonniers qui n’arrivent jamais, Rouslan survit plus qu’il ne vit, dans une confusion déchirante.

Qu’un chien incarne parfaitement le code moral du stalinisme en est déjà une puissante critique.

D’ailleurs, la vie de Rouslan n’a jamais été tellement rose. Sélectionné à la naissance, il est le seul chiot de sa portée à obtenir le droit de vivre, sans que sa mère ne s’en tourmente, « parce qu’elle savait que le sort dévolu aux cinq chiots jetés dans le seau n’était pas le pire ». Formé dès le plus jeune âge, et façonné au quotidien pour surveiller, le chien de garde a toutes les qualités : fidèle, obéissant, vaillant et digne, programmé pour garantir l’ordre, reflet du bon citoyen soviétique, discipliné, loyal et conditionné, il ne voit pas la cruauté de ceux qu’il sert. Ce chien est le héros idéal que les écrivains soviétiques ont cherché si longtemps, un chevalier sans peurs et sans reproches, un héraut du communisme, serviteur d’un idéal pour lequel il est prêt à sacrifier sa vie à chaque instant. Rouslan est doué d’une honnêteté, d’une fidélité, d’un héroïsme, d’une discipline sans bornes, autant de valeurs sur lesquelles des générations entières de camarades citoyens ont été élevées depuis l’enfance. Qu’un chien incarne parfaitement le code moral du stalinisme en est déjà une puissante critique. Si on y ajoute le fait que tous ces principes héroïques positifs, rassemblés en Rouslan ne suscitent en nous que chagrin et horreur, pitié et rire amer, on devine les raisons de la censure du régime d’avant la perestroïka. On peine à imaginer les limites de cruauté où l’histoire a pu pousser les hommes, et on finit par se demander, comme un personnage imbibé de vodka surnommé le Râpé : « Sommes-nous une nation de chuchoteurs, d’ordures et de mouchards, ou sommes-nous un grand peuple ? »

Pour autant, Rouslan n’est pas le seul chien de ce roman. On s’attache le temps de quelques pages à l’atrabilaire Ingouss, « perdu dans son rêve incompréhensible ou, selon l’expression de l’instructeur, “sa poésie des actes inconscients” ». Là est toute la magie de ce livre, Ingouss a beau être un chien de garde dans un goulag sibérien, on ne peut s’empêcher d’imaginer dans son regard le plus humain des spleens. « C’est un cas rare, mais ça arrive. Il savait déjà tout avant sa naissance, dans le ventre de sa mère. Et maintenant il s’ennuie, tout bonnement. Il peut même mourir d’ennui. […] On pouvait deviner où cela le mènerait : un beau jour, il prit la poudre d’escampette. »

Entre chien et loup

Fidèle ami de l’homme, le chien, nous aide à nous situer, quelque part entre des créatures divines perchées sur leurs deux pattes et une aberration monstrueuse au sein du règne animal.

Dans un crescendo de violence, jusqu’à une fin tragique, crépusculaire et lyrique comme seuls les auteurs russes savent nous en offrir, Le Fidèle Rouslan pose une véritable question morale, qui peut être formulée de différentes manières, mais aussi de la plus simple qui soit : où est le mal et où est le bien ? Le premier attribut d’un chien étant la loyauté envers son maître, le dévoué Rouslan incarne en un sens la bonté absolue. Mais la bonté au service du pire. Comme souvent, tout dépend du référentiel, tout peut être retourné, tout est double, tout manichéisme n’est qu’un terrible simplisme, et la fidélité n’est pas un bien en soi, elle n’a de valeur que son objet. Heureusement pour nous, ce fidèle ami de l’homme qu’est le chien, cet être en présence duquel nous devenons parfois plus doux et plus honnêtes, souvent plus authentiques, nous suit comme notre ombre et nous guide sur le chemin de la connaissance de soi. Il nous aide à nous situer, quelque part entre des créatures divines perchées sur leurs deux pattes et une aberration monstrueuse au sein du règne animal.

Alors, peut-on encore lire des auteurs russes en 2023 ? En réalité, la vraie question est la suivante : peut-on vraiment se passer de le faire ? Car comme le dit Vladimov : « Toute créature touchée par le malheur rampe vers l’endroit où, déjà une fois, elle a pu venir à bout de ses souffrances et guérir. »