Thomas Vinau est sans doute parmi les auteurs contemporains une des figures les plus baroques si l’on s’accorde à regarder l’aspect protéiforme de son œuvre qui mêle poésie et romanesque. Pour sûr, l’amour du récit – voire du récitatif – le porte et anime son écriture. Dans Le récit des gouffres, paru aux éditions Le Castor Astral fin 2022, l’auteur invoque son père comme la possibilité d’un retour à la terre natale dont il s’extrait ici  : l’enfance. 

C’est le récit du fils que l’on lira ici. Il est parti, il revient et raconte ; on connaît la rengaine. Entre ritournelle et ressassement, la fable retranscrite par l’auteur ne se contente pas de mettre noir sur blanc ce que l’oubli avait enfoui. Il faut totaliser l’enfance, la réunir avec l’imaginaire des cendres disparues et la trace du père dont la voix seule (croit-on)  sera le possible écho.

Réciter la terre 

Un jour, la cendre et le brouillard ont fait l’amour. Et tu es né. Bien sûr, la cendre n’était que de la cendre. Et le brouillard n’était que du brouillard. Mais crois-moi, ils ont fait l’amour, ils ont vraiment fait l’amour et tu es vraiment né. Ne laisse personne te laisser croire autre chose. Et que le monde aujourd’hui ne soit plus le monde n’y change rien. Ils ont fabriqué de la lumière avec ce qu’ils avaient. L’obscurité. Et tu es né.

On a beau raconter toutes les histoires qu’on voudra, c’est le récit originel – toujours – qui fascinera celui qui se met en quête de son identité. Pour aller quelque part, on aime se retourner et observer un peu le chemin parcouru avec parfois l’envie d’apercevoir les premières images qu’il nous reste de nous. On ouvre un carnet de santé, on retrouve un faire-part de naissance et c’est alors qu’on lit ce que l’on cherche : l’année, le jour et l’heure exacte où tout a commencé. C’est inscrit noir sur blanc et le revoir nous rappelle que l’histoire qui nous précède ne peut être sinon discutée au moins retranscrite que par ceux qui ont décidé d’annoncer à leurs proches que nous venions au monde. En naissant, nous incombons à nos parents autant qu’ils nous sont obligés de les avoir sortis d’une forme d’isolement qui ne leur suffisait plus ; c’est qu’ils voulaient ouvrir un monde nouveau dont on est obligé de devenir le centre et l’acteur principal.

(…) Avant il y avait le printemps. C’était merveilleux. La spirale effrontée des astres. Une danse de sang et de sève. Une irruption, un jaillissement. C’était une force de lumière. La grande dévoration. Toute la terre avait faim. Tous les sexes s’ouvraient. Et la vie reprenait. Plus puissante. Plus colorée. Plus impitoyable que jamais. Avant il y avait le printemps. Maintenant il n’y a plus rien. C’est à toi d’être le printemps.

Thomas Vinau retrouve la caverne originelle. Il fantasme le récit de sa propre naissance et s’offre une réclusion poétique de laquelle il s’extirpe au fur et à mesure d’un lent mais certain tâtonnement, comme l’apprivoisement permis des premiers pas dans les vallons de son enfance.

Les parois sont la peau de ma maison. La peau du ventre d’où je viens. Elles sont ma peau de pierres, de sel et de sédiments. Mon odeur. Ma famille. J’ai passé une partie de ma vie à toucher et caresser les parois en écoutant l’histoire.

Excaver l’ombre du père 

Parce que tout récit demeure tragiquement incomplet, il faut imaginer à partir de la voix du père le monde qu’il avait malgré tout tenté de totaliser dans un carnet enfoui et enveloppé, sorte de relique secrètement espérée.

C’est dans cette pâte de lettres et de champignons, dans cette cervelle de mots et de cendres que j’ai trouvé le carnet. Le bout de mes doigts abîmés jusqu’au sang a heurté cette petite masse, ce solide rectangle de cuir noir, qui avait été soigneusement protégé et isolé dans de nombreuses couches de plastique hermétique. Je n’avais jamais vu ce carnet, encore moins mon père le dissimuler, avec application et affliction je suppose, étant donné le soin qu’il avait mis à le protéger du gouffre de mes propres yeux. En le trouvant, mon cœur a bondi et j’ai ri. J’ai ri de ce rire effrayant que m’avait transmis mon père.

Dans le trouble des réminiscences de ce que l’on croit reconnaître commes des bribes d’enfance demeure ici le conflit intérieur d’invoquer par les mots ce qui a disparu. Parfois c’est un objet et parfois le réel nous cogne quand les morts que l’on couve surgissent à travers nous, éclatent de rire et nous font accepter qu’ils ont laissé sans doute un peu plus d’eux que ce l’on croyait avoir assimilé. Mourir et habiter poétiquement le monde par la survivance du fils prodigue grâce auquel on accepte de revenir un peu.

«Tu as été prononcé et tu es là.

Tu cherches qui t’a prononcé.

Tu cherches ce qui a été prononcé. 

Si tu cherches

c’est que tu n’as pas encore disparu. »

Il nous faut regarder plus attentivement ce qui erre de l’enfance et qui ne s’oublie pas. Même si lire le carnet enfoui du père nous oblige à faire face à d’autres vies que celles avec lesquelles nous avions l’habitude de co-habiter le monde, c’est ce regard franc et brut qui va permettre à l’écriture de laisser échapper tout ce dans quoi l’on risque de s’engouffrer dès lors que les souvenirs se mettent à s’agiter en nous. Les larmes sèchent et l’on regarde en face ce qui demeure encore : il faut l’écrire. Nous oublierons ensuite.

«Si on prend soin d’elles, les choses peuvent naître. Pour cela, je dois les regarder.

Nous avons les doses adéquates d’oubli, de temps et de cadavres pour que la vie advienne. »

Râteler contre soi 

Écrire permet parfois de danser avec les morts autant qu’avec les mots. Il suffit de composer à partir des paroles des autres, de les juxtaposer ou de se mêler à eux pour qu’un rythme surgisse, celui-là même qui sera celui d’un récit dont on sera le dernier dépositaire.

« Nous dansons ensemble un ballet morbide et sublime. Je n’ai plus le moindre doute sur sa réalité. »

Sans doute qu’en écrivant sur soi l’histoire des autres comme on tatouerait la paroi d’une grotte d’un récit plus grand que soi oblige à tout poser en un souffle. Si le verbe fait naître le monde, peut-être que le halètement premier finira par s’épuiser et ne permettra pas de remettre à sa place le carnet déterré. Il faut reprendre le carnet du père, le dépecer et s’y mêler pour qu’enfin soit complet le récit de la mort et de la vie.

(…) Les forces me manquent. S’il était là, mon père me briserait les os de rage. Mais il n’est plus là. Il ne reviendra pas. Pourquoi m’a-t-il abandonné ? Pourquoi a-t-il abandonné l’histoire ? Je suis seul. Ses récits n’ont plus d’importance. Pas plus que ses lois. J’essuie la poisse de sa magie sur les parois suintantes de ma geôle. Une dernière fois, je trempe mes doigts dans les mots de ses livres, c’est chaud comme de la pisse. Je m’en badine les joues et le front à la manière d’un chasseur qui tente de camoufler son odeur. Pas d’oripeau ni de masque, au contraire, je jette mon déguisement d’homme. Je dénude mon mensonge, je me dépouille et j’avance nu, exactement tel que je suis. Un pas après l’autre, je rejoindrai la jungle. Sa langue sans mot. Sans mensonge.

Il conviendra un jour d’accepter la désunion des êtres qui ne se sont jamais trouvés réunis. Au fond, gueuler le récit des gouffres aura sans doute permis d’atteindre le fin fond de l’enfance et le dernier recoin de la grotte de laquelle on s’est extrait depuis. L’écriture a saigné, l’auteur est apaisé : taisons-nous maintenant et recouvrons la plaie avec la dernière page du carnet libéré de son plastique honteusement intact. Bientôt, nous guérirons de cet endroit informe que l’on a saccagé et qui ne pourra plus heurter qui que ce soit.

«Mais je suis seul

je ne suis qu’un fantôme

seul

toujours

je ne suis qu’une ombre

J’ai tiré sur mon Ombre

et elle a saigné »