« Le rôle de l’éditeur est de transformer la forme privée d’une utopie – l’écriture – en force collective »
Entretien avec Bruno Doucey
C’est une très belle actualité que connaît ces temps-ci la maison d’édition Bruno Doucey. Après l’inscription au baccalauréat de la dernière œuvre de la poète québécoise contemporaine Hélène Dorion, Mes forêts, publiée en 2021 chez l’éditeur, une collection de poche, Sacoche, voit le jour. Son objectif : continuer à faire découvrir la poésie à un large public. Bruno Doucey revient avec nous sur les enjeux de cette actualité et les choix opérés, dans la continuité du projet éditorial qui est le sien depuis la création de la maison en 2010.
Commençons par l’actualité immédiate de la maison d’édition : quels sont les enjeux auxquels vous faites face depuis l’inscription de l’œuvre d’Hélène Dorion au programme du baccalauréat ?
L’enjeu principal est pédagogique. Ancien professeur de lettres, et ancien auteur d’ouvrages scolaires et parascolaires, j’ai quitté l’Education nationale il y a une vingtaine d’années car j’ai éprouvé à un moment donné un désaccord profond avec l’évolution de la mission de l’enseignement de la littérature. Pour le dire autrement, et si les résistances sont nombreuses et heureuses chez les collègues enseignants comme au sein de l’institution, j’ai compris à une certaine époque – notamment bousculée par certaines théories pédagogiques – que je ne me sentais plus en accord avec certaines exigences, à mon sens davantage politiques que pédagogiques. La liberté de mon travail d’éditeur, si elle a ses contraintes, me permet un espace autre, au sein duquel j’oeuvre à une approche sensible, sensorielle, immersive de la littérature.
L’inscription pour la première fois d’une autrice francophone vivante au programme du baccalauréat, Hélène Dorion, nous a semblé confirmer une évolution des approches, dans laquelle nous avons voulu nous inscrire, occasion aussi de montrer, comme d’autres si attelent aussi, que la littérature est un organisme vivant. Je suis vraiment très heureux de cette reconnaissance pour la poésie contemporaine, au sein des programmes, qui permettra de montrer aux élèves que la poésie ne cesse d’être vivante – ce qu’ils peuvent ignorer parfois. Car enseigner que la littérature a un lien avec la vie, cela vient depuis plusieurs années, et c’est vivifiant que de pouvoir le rappeler, et oeuvrer en ce sens. français qui nous en a fait la demande tout en prenant l’engagement de la publier en poche pour que le livre soit à la portée des bourses adolescentes. Le prix est ainsi passé de 15,00€ à 5,90€. Dans cette édition, nous avons aussi pris le parti d’assortir l’œuvre d’un dossier d’une quarantaine de pages, que j’ai moi-même rédigé sur le thème du programme : « l’intime, le paysage et la poésie ». J’ai souhaité y aborder ces éléments mais sans me livrer à un décorticage du texte. Il s’agit plutôt d’un dialogue avec l’œuvre d’Hélène Dorion. L’ouvrage se termine d’ailleurs par un entretien avec elle.
Dans l’édition de poche, nous mettons ainsi à disposition un livre et une intention. Il s’agit de dire aux lycéens : « Jeunes gens, découvrez la poésie sans être complètement arrimés, assujettis à l’analyse. Vous exercerez votre esprit critique si vous le souhaitez mais, d’abord, laissez respirer le texte en vous, soyez sensibles à ce partage des émotions, tentez cette approche immersive un peu comme vous le feriez avec une promenade en forêt. C’est toujours mieux de traverser la forêt que d’en entendre parler ou que de la regarder dans une vidéo ! De la même manière, entrez dans la forêt du texte et trouvez-y votre chemin. Faites votre propre expérience de la lecture à travers le texte. L’analyse, le commentaire, l’esprit critique viendront dans un second temps. »
Nous proposons aussi plusieurs ressources en ligne : le livre audio, enregistré par Hélène elle-même, le court-métrage intitulé Le bruissement du temps, réalisé par le cinéaste québécois Pierre-Luc Racine, et qui est une belle introduction à l’œuvre Mes forêts… Convoquer l’image et l’oralité nous semble vraiment essentiel. La poésie est un art qui se nourrit de la rencontre avec le son, l’image, la voix… Ce sont des éléments connexes mais très importants !
Concernant l’objet lui-même, l’édition de poche est de qualité : texture et souplesse du papier, travail de la couverture… Hormis par sa taille, le livre semble assez proche des grands formats. Pouvez-vous nous en dire plus sur les choix que vous avez faits ?
Nous accordons effectivement beaucoup d’importance à la qualité de l’objet, de manière générale. Nous utilisons ainsi pour tous les livres que nous publions un papier de qualité que nous faisons fabriquer nous-mêmes. Cela nous permet d’être certains que le papier soit utilisé dans le sens de la fibre, ce qui le rend particulièrement souple. Ensuite, nous faisons le choix de livres cousus et non collés, ce qui les rend bien plus solides. La couverture, dont l’identité visuelle tient au choix du motif de la ligne diagonale, a aussi un double pelliculage mat et anti-rayures, avec un Pantone assez élégant à l’intérieur [NDLR : il s’agit d’une couleur dans le système numérique de classification universelle].
Tout cela est aussi vrai pour la collection de poche, où les achevés d’imprimés sont en plus travaillés sous la forme de calligrammes spécifiques à l’œuvre. On pourrait dire que c’est un ensemble de petites choses mais c’est une façon de montrer aux lycéens qu’on met en leurs mains un objet de qualité. On ne sacrifie pas la qualité du livre au profit de la rentabilité économique.
Je fais aussi une petite parenthèse sur le choix du papier, parce que cela me semble important. Jusqu’à l’an dernier, nous faisions appel à un papetier norvégien mais nous avons découvert que le papier venait essentiellement d’arbres cultivés en Sibérie. Lorsque nous avons publié l’anthologie de la poésie ukrainienne, en août 2022, il nous a semblé absolument impossible de contribuer de quelque manière que ce soit à l’effort de guerre russe. Nous avons donc décidé de renoncer à ce papier et travaillons maintenant avec un papetier espagnol.
À ce propos, votre maison d’édition semble se caractériser par une inscription et un engagement dans le monde, aussi bien dans vos choix matériels qu’éditoriaux. Pourriez-vous revenir sur le projet qui est le vôtre depuis la création de votre maison d’édition ?
Depuis le départ, nous nous sommes consacrés exclusivement à l’édition de poésie contemporaine dans le but de la démystifier. Celle-ci a trop longtemps effrayé par son hermétisme, sa difficulté sémantique, la raréfaction de l’humour ou la manière parfois très déconcertante dont elle a déjoué nos habitudes de langage… Elle a fini par inquiéter et perdre un grand nombre de lecteurs. La poésie hexagonale s’est parfois enfermée dans un laboratoire expérimental qui a tenu à distance l’engagement social et le lyrisme. Dans mon adolescence, certains poètes français prônaient une révolution purement formelle, très éloignée des préoccupations de leur temps. Je pense au contraire qu’il faut revenir à ce rapport au monde, à cette réalité du monde. C’est ce que nous avons voulu faire avec notre maison d’édition, lorsque nous l’avons créée avec Murielle Szac en 2010.
Par ailleurs, nous pensions à ce moment-là qu’il manquait dans le paysage éditorial français une maison d’édition de poésie à mi-hauteur entre les très hautes maisons comme Gallimard et les innombrables petites maisons d’édition indépendantes autopubliées et autodistribuées, qui font un travail extraordinaire mais qui manquent de capacité de distribution.
Nous avons donc voulu travailler d’emblée avec un diffuseur-distributeur, ce qui est à la fois une chance – car cela permet d’être bien présent, sur l’ensemble du territoire voire, en dehors de la France métropolitaine, dans le monde francophone – mais aussi un risque, car cela représente un coût important en termes de chiffre d’affaires (autour de 60%). Nous avons donc dû penser un modèle économique dans lequel nous allions augmenter les tirages et les ventes.
Notre modèle économique allait ainsi de pair avec notre projet éditorial : faire sortir la poésie du petit milieu dans lequel elle se cantonne souvent pour s’adresser davantage aux franges de son lectorat, et faire ainsi entrer en poésie davantage de lecteurs.
Comment réussissez-vous à élargir le lectorat de poésie contemporaine ?
Cela passe par différents chemins, comme le fait de publier certains romanciers, qui écrivent aussi de la poésie. Dès la 2èmeannée de la maison d’édition, par exemple, nous avons publié un recueil de Jeanne Benameur, Notre nom est une île. Au lieu de lancer un tirage de 600 exemplaires, nous en avons tiré 3 000. Nous sommes ainsi allés à la rencontre de son lectorat de romans, qui s’est trouvé tout étonné de voir qu’elle écrivait de la poésie. Dans le même esprit, nous allons bientôt publier un recueil d’Olivier Adam.
Nous cherchons aussi depuis le départ à rendre les textes vivants par la lecture ou la musique, dans la rue par des brigades d’intervention poétique… De manière générale, nous organisons et participons à d’innombrables manifestations poétiques.
L’ouverture aux poésies du monde joue aussi un rôle essentiel. La poésie française, hexagonale, me semble malade d’elle-même. Elle a besoin de cette ouverture, à la fois à la poésie francophone et à la poésie traduite. Et cela attire de nombreux lecteurs.
Le monde francophone est d’une très grande vitalité. Voyez par exemple Haïti qui révèle chaque décennie une couvée d’or d’écrivains fabuleux ! Jean d’Amérique aujourd’hui, ou Louis-Philippe Dalembert, mais aussi en remontant un peu, Jean Métellus, René Depestre… Prochainement, nous allons ainsi publier l’un des très grands textes de la littérature caribéenne, connu par tous les Haïtiens, Mon pays que voici,écrit dans les années 1960 par Anthony Phelps.
Je cite Haïti mais je voudrais citer aussi l’Océanie, l’océan Indien, le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, Québec, les enclaves francophones aux Etats-Unis comme en Louisiane… Leur langue enrichit la nôtre, leur vitalité nous réveille. Je les perçois comme de véritables bouffées d’hormones fraîches qui déjouent les schismes et les antagonismes qui ont cours dans le petit milieu de la poésie française.
Je pourrais en dire autant des poésies traduites, que nous publions le plus souvent avec le texte original, en édition bilingue voire trilingue. L’un de nos premiers livres, Bagdad-Jérusalem, était ainsi écrit par deux poètes– l’un arabe, l’autre juif – nés la même année (en 1951), dans la même ville (Bagdad), mais que la vie a ensuite opposés l’un à l’autre. Nous les avons réunis dans un même livre. Rendre possible le dialogue entre les cultures, les générations, les langues, quand le monde géopolitique ne le permet pas, est notre projet.
L’édition de poésie traduite incluant le texte original nous demande bien sûr un travail supplémentaire : non seulement le nombre de pages est multiplié par deux, mais il faut travailler l’image en miroir entre texte original et traduction française. Le choix du caractère, des interlignes, de la traduction… sont autant d’enjeux essentiels.
À propos de la poésie traduite, vous avez publié ces dernières années une anthologie de la poésie afghane, Le cri des femmes afghanes, après le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan en 2021, et six mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une anthologie de la poésie ukrainienne, que vous avez publié dès le 24 août 2021, jour national de l’Ukraine. Il y a un geste politique fort ici. Comment le concevez-vous ?
Je revendique effectivement cet ancrage dans le monde, même si pour autant je ne réduirais pas ces livres et tous ceux que nous publions à ce qu’on appelle communément de la « poésie engagée ». Ce sont bien des gestes artistiques. Mais il me semble que le rôle de l’éditeur est de transformer la forme privée d’une utopie – qu’est l’écriture de poésie pour chaque auteur – en force collective. Le texte qui me parvient en un exemplaire naît des rêves, des chagrins et des espérances parfois les plus folles des auteurs. Une fois passé entre nos mains d’éditeurs, il se démultiplie en des milliers d’exemplaires et va vivre sa vie, tandis que l’auteur poursuit la sienne. En devenant éditeur, j’ai vraiment eu le sentiment physique d’enrouler autour du fil fragile de mon écriture le fil fragile des écritures d’autrui, de manière à tisser, de fil en fil, une corde bien solide qui cherche à rafistoler le monde dans lequel on vit, à le prendre en réparation.
Aussi, j’ai un grand souci du destinataire de l’œuvre. Je suis en complet désaccord avec la conception du poète, coupé du monde qui l’entoure. Le lecteur est notre grande affaire, au contraire, car le poème est un espace ouvert et offert à la liberté d’interprétation d’autrui. Cela se voit dans sa forme même : ces phrases ininterrompues, cette absence de ponctuation parfois, ces grands blancs typographiques, ces pages où les lignes ne sont pas tirées jusqu’au bout… Le poème laisse des marges à remplir au lecteur, lui laisse l’espace du rêve et de l’interprétation. Je le dis parfois aux auteurs d’ailleurs : publier c’est bien rendrepublic.
Le texte appartient alors autant à celui qui le lit qu’à celui qui l’écrit. Les éditeurs aménagent des espaces de rencontre. Cela est cohérent avec ce que je disais tout à l’heure sur l’enseignement et le refus de faire du parascolaire aujourd’hui. Plutôt que de considérer la littérature comme un trésor que l’on va sortir d’un coffre dont quelqu’un détient la clé (l’enseignant, l’auteur, le critique littéraire…), je propose une tout autre métaphore. Le poème est une grève à marée basse, encore luisante de la présence de la mer qui s’est retirée au loin (entendez, l’auteur). Comme les itinéraires des oiseaux sur le sable, de multiples chemins sont alors possibles sur cette grève. C’est un espace de liberté.
Propos recueillis par Marie Calmettes et Rodolphe Perez