Paris. Mai 2023. Cinquante-cinquième anniversaire de Mai 68. Autre anniversaire tragique. Le 11 mai 1973, Omar Blondin Diop, normalien, figure emblématique du film La Chinoise de Jean-Luc Godard, animateur du Mouvement du 22 Mars, agitateur inspiré de Mai 68, est assassiné à l’âge de vingt-six ans par des gardiens de la prison de l’Île de Gorée au Sénégal. Pour Zone Critique, Mustapha Saha, un de ses anciens amis, dresse un portrait intime de ce dandy révolutionnaire. 

Omar Blondin Diop est aussi  un dandy. Par goût de l’élégance. Par finesse rhétorique. J’en témoigne. Débatteur énergique. Argumenteur pédagogue. Parfois chicaneur quand la mauvaise foi de l’interlocuteur le pousse à bout. Il associe, avec ingéniosité, la bienséance et l’excentricité,  l’irrévérence et la civilité,  l’ascétisme et la festivité, le mutisme et la prolixité. Dans une période de repli sur soi, je l’ai vu s’imposer un régime de dattes et de lait. Je le vanne. Il me dit : « C’est une vieille recette maraboutique. Très efficace ». Les bancs des Lycées Louis Le Grand et Montaigne laissent des empreintes durables. Il affectionne le panachage des teintes sobres et des couleurs vives. Il porte  des vestes flamboyantes sur pantalons noirs, des chaussures Weston. Sa passion pour le jazz, le rock, la musique pop, le pop’art, ne doit rien au hasard. Il répète une sentence, pour épater la galerie sans doute. « La beauté se reconnaît dans la concordance de la substance et de l’apparence ». Je ne sais s’il en est l’auteur. Je participe avec Omar Blondin Diop à la manifestation internationale contre la guerre du Vietnam du 28 octobre 1968. Des bobbies à cheval barrent le passage à proximité de l’ambassade américaine. L’équidé fait une embardée et chute à nos pieds. Le service d’ordre étudiant aménage aussitôt un cercle de sécurité pour protéger le policier et sa monture en attendant les secours. Omar Blondin Diop se retourne vers moi : « Ce n’est pas à Dakar ou à Paris qu’on verrait cette scène ». Nous revenons de la capitale anglaise avec des costumes de velours lisse, deux vert et bleu pour lui, un rouge pour moi, dénichés dans une vitrine de Regent Street. Nous testons leur effet à la Coupole. Quelques mois plus tard, nos complets font la mode parisienne.

La bande du Drugstore

Après le meurtre d’Omar Blondin Diop, je recherche des témoignages auprès de ses anciens condisciples. J’apprends ses fréquentations des milieux bourgeois. Peut-être un défi contre l’exclusion. Au début des années soixante, il fait partie de la bande du Drugstore sur les Champs Elysées avec, ironie du sort, le fils du président Léopold Sédar Senghor, Guy-Wali Senghor, né en 1948, futur professeur de philosophie, qui se suicide en 1983 en se jetant du cinquième étage de son appartement parisien. La bande du Drugstore est constituée de fils-à-papa, résidant dans les quartiers riches, Seizième, Etoile, La Muette, Chaillot, Porte Dauphine… Des fastueux de quinze à vingt ans. Unique programme de la journée, préparer la soirée. Ils apportent des tissus  à un tailleur du Sentier, Marina. Ils sont d’abord surnommés marinettes à cause de cette filiation couturière. Marinette, marin au féminin. Ils portent des cheveux mi-longs. Ils campent pendant des heures dans le drugstore, lisent des magazines en dégustant un banana split. Ils s’attardent sur le trottoir comme des mannequins en démonstration avant de s’inviter dans les surprises parties. Ils manient avec maestria les ficelles de la séduction, l’élégance et l’insolence, l’audace et le charme, la classe et le panache. Le placard du minet rivalise avec le vestiaire d’un milord : vestes cintrées, gilets assortis, chemises Oxford, cravates club, pulls shetlands, gabardines croisées, trench-coats, Levi’s Corduroy, Clarks, Boots Carvil, lunettes Ray Ban, briquets Zippo. Le concept de drugstore, à la fois magasin de disques, pharmacie, parfumerie, kiosque à journaux, brasserie, est importé en 1958 des Etats-Unis par Marcel Bleustein Blanchet, patron de Publicis. Les murs sont tapissés de décors Far West. Les minets jouent aussi du coup de poing, pour une fille, pour un gadget. Lucky Luke se dévore à chaque parution. Cet héritage, Omar Blondin Diop le garde jusqu’au bout.

Ils portent des cheveux mi-longs. Ils campent pendant des heures dans le drugstore, lisent des magazines en dégustant un banana split. Ils s’attardent sur le trottoir comme des mannequins en démonstration avant de s’inviter dans les surprises parties. Ils manient avec maestria les ficelles de la séduction, l’élégance et l’insolence, l’audace et le charme, la classe et le panache.

Style androgyne. Look casual. Les minets dansent le rock, le Be-Bop. Ils écoutent les pionniers du rock’n’roll Chuck Berry et Fats Domino, les Everly Brothers, Elvis Presley. Leur argent de poche ne suffit pas à couvrir leur bar et leur night-club préférés, le Silène et le Mars Club. Quand ils quittent la sauterie, ils pillent les sacs et les tiroirs, vandalisent la maison. Pour payer Renoma, devenu leur couturier attitré, les faux capucins, rejetons sans scrupules d’ambassadeurs, de ministres, de banquiers s’adonnent aux larcins, au trafic de tabac. Sur le juke-box, Jacques Duroc chante : « Je n’ai pas peur des petits minets. Qui mangent leur ronron au Drugstore. Ils travaillent tout comme des castors. Ni avec leurs mains, ni avec leurs pieds ». Les minets règnent jusqu’en Mai 68. Omar Blondin Diop les entraînent sur les barricades.

En 1973, apprenant la mort d’Omar Blondin Diop, Georges Kiejman publie une réaction à chaud dans Le Nouvel Observateur sous le titre Mort d’un militant africain, d’une justesse implacable. « Omar Blondin Diop meurt dans un cul-de-basse-fosse de la prison, au large de Dakar. Il se serait « suicidé » dans sa cellule. On n’a guère plus d’imagination au Sénégal que partout ailleurs dans le monde. Partout où les tenants du pouvoir croient qu’un jeune homme porteur de vérité les gênera moins mort que vivant. Omar Blondin Diop, beaucoup d’étudiants parisiens le connaissaient. Il a été animateur du Mouvement du 22 Mars. Beaucoup d’autres le connaissaient qui ne le savaient pas. Dans le film de Jean-Luc Godard, La Chinoise, le jeune noir qui tenait un discours enflammé, c’était lui. Etudiant des plus brillants, élève de l’Ecole Normale de Saint-Cloud, il s’est vu notifier par notre gouvernement un arrêté d’expulsion. Parti de France contre son gré, il est retourné volontairement au Sénégal où l’air, si favorable aux touristes, lui paraissait irrespirable. Le régime ne demandait qu’à l’intégrer. N’était-il pas un remarquable sujet formé par la culture française ? Omar Blondin Diop pensait qu’il y avait mieux à faire que singer les moeurs de la bourgeoisie française en continuant à partager avec elle les profits du néocolonialisme. De passage au Sénégal, il n’y a à peine plus d’un mois, je ne me suis guère alarmé lorsque le ministre de l‘Intérieur, malgré mon instance quotidienne, laissa sans réponse ma demande de visiter Omar Blondin Diop, mis au secret, que sa famille n’avait pas vu depuis plusieurs semaines. J’avais tort. Tous les régimes qui bâillonnent une jeunesse dont la seule arme est la parole doivent être dénoncés. Sans nos excès de pudeur, Omar Blondin Diop ne serait peut-être pas mort, à vingt six ans, dans cette Île de Gorée où ses ancêtres faisaient leur première halte vers l’esclavage » (Georges Kiejman). 

Malgré son courage physique, Omar Blondin Diop n’aime pas voir le sang couler. Il se promène avec une trousse de secours pour porter les premiers soins à un éventuel camarade blessé. Il est contre  l’amateurisme mercenaire. Je me souviens de ses tirades pendant les réunions clandestines dans l’église protestante de la rue d’Alesia contre des apprentis révolutionnaires qui s’imaginent des guérilleros. Il est vigilant vis-à-vis des katangais, qui se portent volontaires pour assurer le service d’ordre. Ils ornent un local que nous leur octroyons d’un poster de Fidel Castro. Nous finissons par les expulser de la Sorbonne. Ils se réfugient dans le théâtre de l’Odéon occupé.

Un incurable insurgé

Omar Blondin Diop se vit, avant tout, comme un penseur, un artiste, stimulé par la nécessité révolutionnaire, il dirait par l’impératif historique. Il passe son temps à prendre des notes. Nous fréquentons beaucoup les cinémas d’art et d’essai et les terrasses de Saint-Germain-des-Prés. Il n’y a pas de temps mort. Nous prenons part aux palabres de rue. La rue devenue par bonheur un forum où des inconnus s’abordent et sympathisent. Nous faisons le bilan des événements au fur et à mesure. Nous recensons les réussites, les erreurs, les échos médiatiques. Nous établissons des parallèles avec d’autres pays. Les films, les livres soulèvent nos commentaires, nos interprétations, nos confrontations. Nous affectionnions les westerns hollywoodiens et les westerns-spaghettis. Références incontournables, les films de Sergio Léone, les musiques lancinantes d’Ennio Morricone. Des antihéros crasseux, graveleux, dévergondés. Des femmes, souvent des prostituées, buveuses de whisky, fumeuses de havanes, bagarreuses. Des personnages finalement plus humains, plus proches. Esthétique parabolique, paysages panoramiques, travellings avant, travellings arrière, contre-plongées, gros plans, flashbacks, rythmes lents, intenses. Nous transposons allégrement les trames narratives dans des situations révolutionnaires. 

Omar Blondin Diop se vit, avant tout, comme un penseur, un artiste, stimulé par la nécessité révolutionnaire, il dirait par l’impératif historique. Il passe son temps à prendre des notes. Nous fréquentons beaucoup les cinémas d’art et d’essai et les terrasses de Saint-Germain-des-Prés. Il n’y a pas de temps mort.

Je maintiens qu’Omar Blondin Diop est un libertaire pur et dur, un anarchiste héritier spirituel des communards, un incurable insurgé. Il lit Jules Vallès avec enchantement. Il ne se voit jamais en homme de pouvoir. Il ne serait jamais devenu président de la République. Il n’aurait pas supporté le costume. Nous revenons sans cesse aux fondamentaux, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Critique de la raison pratique d’Emmanuel Kant. L’Ethique de Baruch Spinoza. Omar Blondin Diop me parle de son projet de thèse sur Baruch Spinoza avec Jean-François Lyotard. La philosophe Corinne Enaudeau, fille de Jean-François Lyotard, pourrait peut-être retrouver des manuscrits d’Omar Blondin Diop dans les archives de son père. Nous annotons les Manuscrits de 1844, la Critique du programme de Gotha de Karl Marx quand il est théoricien du dépérissement de l’Etat et de la démocratie directe. « Chacun selon ses capacités, chacun selon ses besoins ». Il fallait entendre Omar Blondin Diop commenter Philosophie de la misère de Proudhon et Misère de la philosophie de Marx. Une rupture aux conséquences historiques irréparables. Influences décisives d’ouvrages quasiment oubliés, Marx penseur de la technique de Kostas Axelos, Histoire et conscience de classe de Georg Lukacs, Marxisme et philosophie de Karl Korsch. Une autre pensée marxiste émerge dans nos têtes, épurée des corruptions léninistes, éclairée des concepts d’aliénation, de réification. Karl Marx toujours : « Est prolétaire l’homme qui n’a aucun pouvoir sur sa vie ». Je critique le slogan « l’imagination au pouvoir », l’imagination est antithétique de tous les pouvoirs. Omar Blondin Diop m’approuve. Nous démontons tous les deux le concept surévalué de Négritude, qui relève de l’autoculpabilisation rédemptrice. Deux ouvertures émancipatrices. Eros et civilisation, « seule la poésie, l’imagination dans la société industrielle, incarnent encore un refus total »et L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, traduit en pleine effervescence soixante-huitarde. Herbert Marcuse dévoile la complicité objective entre le libéralisme et le soviétisme, tous deux actionnés par une bureaucratie étatique au service du capitalisme ou de l’oligarchisme. Racisme et puritanisme d’un côté, endoctrinement et terreur idéologique de l’autre côté, répression féroce de l’insubordination dans les deux cas. L’uniformisation des pensées, la standardisation des comportements excluent l’esprit critique. Nous remplaçons la notion simpliste de synthèse par le concept plus ample de constellation. De nouvelles visions du monde, de la vie, de la nature éclosent. Le principe de réalité n’est que le refoulement entretenu par la soumission. Consentement. Frustration consommée. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie, opus du seizième siècle, nous parait d’une époustouflante pertinence, d’une terrible actualité. 

A la Faculté de Nanterre, nous créons un club de poésie, qui se révèle d’une réelle utilité dans l’invention des slogans soixante-huitards. « Le transformer le monde » marxien et « le changer la vie » rimbaldien ne sont qu’une seule et même chose. J’écris sur un mur de la Faculté : « Connais l’autre pour te connaître ». Dans La Chinoise, Omar Blondin Diop préconise « de reconnaître ceux qui ont existé et existent en dehors de nous et, voyant ce dehors, de commencer de nous voir nous-mêmes du dehors ». Dépassement du « Connais-toi toi-même » socratique, du « Tu deviens ce que tu es » nietzschéen. Deux livres situationnistes, emblématiques, nous accompagnent au tournant de juin 1968, quand la flamme qui nous a enfiévrés n’est plus que braise expirante, Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem et La Société du spectacle de Guy Debord. Je pense, avec le temps, qu’Omar Blondin Diop aurait surpassé le situationnisme en le purgeant de son agressivité maladive, en le mettant à l’épreuve de praxis diversitaires. 

Mustapha Saha