La romancière Marion Messina publie La peau sur la table, un deuxième roman au cynisme retors qui imagine la France des cinq prochaines années. Libéralisme et mondialisation ont fait du vivre ensemble la formule désuète d’une société qui étouffe. L’Etat français est devenu un lieu exécrable où chacun s’exclue et se compartimente par désir de réussite ou nécessité de s’en sortir. Publiée aux éditions Fayard, cette fiction anticipatoire effraie par sa lucidité.
La peau sur la table est l’expression célinienned’ungoût pour la lutte et le travail, une espèce de voie vers le salut où chacun serait conscient de la vanité de son existence. C’est le titre donné à ce roman choral où l’auteur fait dialoguer le quotidien délavé de personnages solitaires et fatigués. Ils ne se rencontreront pas, ou presque, mais seront réunis par ce même désir d’en finir. Difficile parfois de cerner les contours exacts de ce qui leur fait défaut si ce n’est la désillusion.
Une histoire de France et de déracinement
Après qu’un étudiant s’est immolé devant l’Assemblée Nationale, des événements médiatiques et politiques font rage dans le pays. La scène est décrite avec peu d’emphase et beaucoup d’ironie. Le décalage s’annonce d’emblée entre l’autorité d’un gouvernement d’automates obsédés par le profit et un peuple dont on distingue encore la colère et le désir de révolte. Certains veulent s’organiser ensemble, opposés aux rouages sans accrocs d’une France dirigée telle une multinationale géante. Parfois le lecteur oublie qu’il est dans une fiction, que ce qu’il lit est une anticipation. Parfois le lecteur s’identifie, pense au mouvement des Gilets Jaunes, aux dérives sécuritaires et à l’obsession sanitaire post-COVID-19. De la région parisienne à l’Ardèche, se déploient les tiraillements de français confrontés au déclassement, au fantasme de la mixité ou de l’émancipation intellectuelle face au monde du travail. Une mère d’origine maghrébine « peine à comprendre que ses enfants [soient] pressés, pris, épuisés, acharnés à la besogne ». La valeur travail est vouée à la survie d’une Europe capitaliste et non plus au bonheur d’un foyer. D’un côté, un couple de fermiers rappelle que « ce qu’[il] possèd[e] est mis en commun sans retenue ni analyse préalable ». De l’autre, un couple vivant à Belleville n’arrive plus à se comprendre. Lui roule en vélo cargo, se ruine au BHV et estime que « l’éducation est un problème technique que l’on peut résoudre avec le bon matériel ». Elle est institutrice et « souffre de voir son enfant fasciné, happé, par des vidéos de nail art ». Ils illustrent les limites d’un modèle qui voudrait réunir des individus issus de milieux opposés et dont les aspirations diffèrent. Comme si la course à la consommation et aux libertés allait supplanter leurs différences. Leur conception du quotidien s’étiole à mesure que le progrès avance. « Il parlait de spiritualité quand [elle] disait vouloir élever [leur fille] dans l’islam. Elle lui demandait alors ce que spiritualité lui évoquait : une soupe mêlant bouddhisme de vidéos Brut, lumière en chacun, liberté individuelle et vertu d’égoïsme ». Cette société n’arrive plus à réconcilier le primat de l’individu et l’idée de la famille. Elle s’épuise à inventer des modes de vie alternatifs, des ersatz de dépassement de soi.
Des citoyens paupérisés qui se tiennent sages
Le président est dorénavant une présidente. Celle-ci permet « aux femmes pauvres (…) de se faire prestataires de services d’ordre érotico-sexuel, chez soi et avec un numéro de Siret ». Libérées d’une autorité hiérarchique et de conditions de travail difficiles, elles jouissent d’un espace de travail dédié et reconnu. Ainsi toute avancée ne semble être que la mutilation de son héritage. Et « la présidente croit en la responsabilité individuelle » ce qui permet de se construire un avenir de manière autonome, comme si la limite à ce développement n’était que la contrainte collective. Dès l’école, « les élèves demandent à quoi cela va servir. Il connaissent le prix de chaque chose. Ils sont prêts pour la violence, formés pour la concurrence ». Tout apprentissage doit être porteur d’un projet individuel. C’est ainsi que Messina nous montre toute l’ambiguïté qui jaillit de cette contradiction permanente. Il y a ceux qui éprouvent encore de l’empathie, qui veulent retrouver une vie juste, porteuse de valeurs concrètes. Il y a ceux qui aspirent au progrès perpétuel et à la réussite exponentielle. Il faut comprendre alors que « le fantasme de l’égalité, rejeton des heures les plus sombres du communisme, étouff[e] l’idéal de la liberté. » Et si l’on veut survivre, il faut rester en place, suivre le protocole sans broncher.
Cette idéologie contamine un Paris qui a désormais des allures de « site de vente en ligne ». Dans cet univers, chaque chose possède une utilité déterminée et chacun aspire à la possession et à l’émancipation.
Cette idéologie contamine un Paris qui a désormais des allures de « site de vente en ligne ». Dans cet univers, chaque chose possède une utilité déterminée et chacun aspire à la possession et à l’émancipation. Tout se désagrège en faveur de valeurs nouvelles et positives. « Il est évidemment possible d’échapper à cette dubaïsation d’inspiration nord-américaine manufacturée en Chine sur la rue du Bac. Mais c’est un peu loin et ça sent la naphtaline. » Pour faire face il faut s’adapter. Ne pas déjouer l’évolution. En ce sens le narrateur affirme dès lors que « le bien nommé air du temps, décourag[e] les jeunes femmes qui en [ont] les moyens à se plier à cette énième manche jouée d’avance dans l’éternel jeu de dupes de la vie conjugale. » Le couple est un pari risqué. Il faut savoir sauver sa peau. Dehors, le peuple français est séparé entre ce que l’on qualifie de fascisme et ce que l’on revendique de progrès. Entre les deux que reste-t-il ? Une classe populaire romancée par l’exotisme d’une population de transfuges et de bobos. Les citoyens sont avides de consommation et leurs pensées, leurs désirs, leurs actes sont prévisibles. Dorénavant « les corps sont empâtés par le sucre et l’inflation ». Les sages font le pari d’un avenir radieux qu’on leur a vendu comme tel. Les autres, les déclassés, souffrent de l’isolement que c’est que de ne pas adhérer à l’idéologie en marche.
Ce roman propose malgré tout une nuance. Il dresse avec ironie le portrait acerbe d’une société fantasmée dont on devine déjà certains penchants mais il fait aussi la part belle à l’espoir d’une réconciliation durable et collective. Cette fiction s’achève d’une manière profondément pessimiste. Néanmoins, elle ravive un idéal de révolte et d’espoir. Là où la solidarité serait encore un désir collectif.
© Patrice Normand – Éditions Fayard
- La peau sur la table, Marion Messina, Fayard, 2023