Ivre de rage, un homme décide d’agir contre le tourisme de masse qui a envahi son village de Méditerranée. Balle après balle, sur un ton prophétique, il s’attèle au nettoyage des rues et de la plage. Qui sera capable d’arrêter un tel engrenage ? La police ? L’amour ?
Avec Crève Touriste, feuilleton en quatre épisodes, Sébastien Planas livre un texte d’une rare puissance, et interroge cette possibilité de violence qui, en nous, attend la bonne étincelle.
Dans un bruit de tchou tchou enregistré, le train démarrera. Une voix en anglais racontera des choses dans le haut-parleur. Il y a longtemps ici, des colons sont arrivés par la mer, c’étaient des grecs, ils ont trouvé le site propice, et ont fondé une colonie. Ding dong une petite musique. Puis les Grecs ont fait du commerce. Ding. Puis le village s’est fortifié, pour résister aux assauts des pirates. Dong. Puis il y a cent ans, il y a eu la route. C’était une route unique, et aujourd’hui encore c’est la seule façon d’accéder au village, à part la mer. Ding dong. Puis le grand peintre que tout le monde connaît, et que tout le monde aime, avec ses moustaches et ses “R” qui roulent, a rendu le village célèbre, et il a fait venir des artistes depuis des capitales. Tchou tchou. Mais là un dictateur a bien failli tout raser, le village et tout le reste, mais comme le grand peintre était prêt à tout pour sauver son village, il est allé se mettre à genoux devant le dictateur. Le grand peintre est mort mais grâce à vous, messieurs dames, il est pas vraiment mort, c’est une légende. Musique de fin.
Et là, c’est moi qui continuerai, bien fort, pour que les vieux avec leur chien affreux soient gênés. Je dirai : et puis, il y a eu des touristes obèses et qui puent et qui nous gâchent la vie. La vieille serrera son caniche. Son mari lui demandera ce que j’ai dit. À quelques rangs devant une femme dira et toi t’en es pas un de touriste ?
Les wagons ralentiront sous la contrainte de la pente. Entrée dans le village. On passera devant les commerces.
Ici la boulangerie dont j’avais bien connu l’ancienne propriétaire, E., à présent employée sous-payée, qui respecte le dress code folklorique imposé par la chaîne de viennoiseries standardisées. Elle passera au micro-ondes chaque heure les formes congelées, pour aboutir deux minutes plus tard à un aliment comme sur la photo. Une fois, après la pendaison de son mari, elle me dira : je joue mon propre rôle pour les touristes.
Quelques mètres plus loin, on verra l’enseigne d’une maison close. Sur la devanture XLOVE clignotera en rose fluo. Dans la vitrine, une jeune, mince et hâlée, en maillot deux pièces. Je reconnaîtrai M. Trois peut-être quatre ans plus tôt, elle aura fait partie des derniers élèves du collège. Sa famille aura quitté le village, incapable de payer les loyers. Elle aura préféré rester ici, avec ce travail dont elle dira à tout le monde : non j’ai pas honte, pas plus que les autres devraient avoir honte du leur, parce que eux aussi ils se prostituent. Elle ondulera avec lenteur et sans musique, face à un touriste torse nu de l’autre côté de la vitrine. Il l’observera comme on lit un magazine au tabac, sans vouloir l’acheter. De temps en temps, avec un bruit aigu et régulier, il rattrapera de l’écume à l’angle de sa bouche fine et vicieuse. Le passage du train l’obligera à se coller à la vitre.
La voix continuera dans le haut-parleur...