Àl’occasion du centenaire de la publication de Pastiches et Mélanges paru en juin 1919, Pierre Poligone a souhaité nous transmettre son amour de Marcel Proust à travers ce texte, s’inspirant librement du style de l’auteur de La Recherche du temps perdu.
Souvenirs d’Ispahan
C’était un simple dimanche d’automne, et je descendais le quai Voltaire en songeant aux piquantes conversions qui m’avaient tenu éveillé jusqu’à fort tard chez le baron de Montignac. Exceptionnellement, ce cher et vieil ami avait ouvert les portes de sa demeure à l’occasion d’un souper ayant suivi une représentation à la Comédie Française ; et mon esprit enthousiaste était encore tout pénétré des solennelles harmonies de la versification racinienne dont frémissaient encore en moi les rythmes inexorables.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans
Qu’elle était loin de moi l’intransigeante discipline du frère d’Amurat, moi qui, hier encore, avait laissé passer la plus grande partie de la nuit, négligemment abandonné dans une bergère à discourir vaniteusement. Ces pensées coupables remontaient à la surface de ma conscience quand soudain je fus saisi d’une pointe au cœur. Je me reposai un instant sur l’ancien parapet qui bordait la Seine, laquelle en cette saison me semblait dépouillée de charme comme si un génie mystérieux lui eût ôté ses reflets moirés pour ne laisser qu’une longue balafre coupant Paris en deux, lorsque mon regard s’arrêta sur l’ancienne demeure des rois devenus de nos jours le lieu de pèlerinage des profanes du monde entier.
Je traversai le Pont Royal puis la grande cour du Louvre où je fus frappé une fois encore par cet immense pyramide de verre sur laquelle la lumière se réverbère et révèle sa force aveuglante lorsqu’elle vient briser l’enchantement créé par la parfaite harmonie et l’élégance classique de ce palais qui fut longtemps le visage du génie architectural français. Lassé des faces blêmes des badauds qui m’entouraient, je décidai d’entrer une fois encore dans ce lieu qui m’était si cher.
Ce corps indolent dont les contours se perdaient dans les replis d’un sofa profond où semblaient dormir les rêves de mille et un djinns mystérieux, était seulement vêtu d’un pagne de lin léger qui épousait harmonieusement le renflement tendre et volontaire de sa virilité.
Comme à mon habitude, je déambulais au gré de mes fantasques rêveries dans les galeries du musée semblables à ces endroits interlopes où les hétaïres gracieuses et maussades attendent le regard qui saura les désirer quand mon attention s’arrêta sur un curieux tableau que je n’avais jusque-là jamais remarqué. Un éphèbe au teint bistré me lançait un sourire sibyllin et me fixait avec une intensité troublante de son regard impudique. Les reflets cuivrés de sa peau délicatement hâlée, l’envahissante chaleur qui émanait de cette scène envoutante conjuguée à l’état de torpeur dans lequel je baignais, provoquèrent en moi un étrange gonflement des pensées. Ce corps indolent dont les contours se perdaient dans les replis d’un sofa profond où semblaient dormir les rêves de mille et un djinns mystérieux, était seulement vêtu d’un pagne de lin léger qui épousait harmonieusement le renflement tendre et volontaire de sa virilité. À l’arrière-plan se dressait fièrement une longue colonne de pierre blanche ornée de ces arabesques orientales si caractéristiques de l’art mahométan qui, se refusant à la représentation du Dieu créateur, préférait s’abandonner aux vertiges abstraits de la géométrie seldjoukide.
Le bruit claquant du métal sur le sol froid me tira de ma contemplation et me fit tourner la tête en direction d’un gardien maladroit somnolant sur sa chaise et dont le trousseau de clefs venait d’échapper à ses mains fatiguées. La masse informe de ce corps était comprimée par un uniforme mal ajusté à la teinte fanée. Frappé de plein fouet par l’indescriptible médiocrité de ces chairs amorphes, je recouvrai soudainement mes esprits. Je jetai alors un regard au cartel qui m’appris l’identité de l’artiste et le titre de son œuvre : Eugène Duval, Souvenirs d’Ispahan, huile sur toile, 1856. Au vrai, je me sentais une bien plus grande affinité avec ce tableau, fruit du travail d’un peintre dont j’ignorais jusqu’à l’existence quelques instants auparavant, qu’avec l’humanité contemporaine dont ce gardien constituait l’archétype. Comme toujours le monde idéal de l’art que faisait surgir sous mes yeux la contemplation d’une œuvre réussie surpassait en intensité et en vérité la laideur compacte de la réalité car, pensai-je comme d’autres sûrement avant moi, la vraie vie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la peinture.