Combien nous faut-il de bouches, de mains, d’yeux et de jambes pour pousser droit ? Sous la lumière cireuse d’un Sainsbury’s, au nord de l’Angleterre, une femme rencontre un Alien expert en anatomie.
Paris-Bercy
le Cap lizard court jusqu’à mon lassi rose
Flixbus briques rouges
la pluie roule à gauche
Welcome Back
18h30 l’homme horizontal au rayon des vins mauvais
me conseille l’assommoir au goulot
il dit que les bouteilles ont des oreilles qu’elles ont des mains
que c’est ce qui lui a manqué gamin
que les aliens sont des humains
à qui il manque le troisième œil la deuxième bouche la troisième main roses de Jéricho que l’éthanol maintient en vie chimères liquides que le fond du dernier verre humilie quand les tiges rachitiques et tristes ont l’allure d’une allumette humide que rien ne rallumera plus
que sa bouche à lui est une louve affamée à l’écume-lave rouge aux crocs de basalte noir que son œil est un panoptique liquidant l’innocence d’un regard hantant jusqu’à la honte recluse à qui il refuse le répit qui de 3/8 en 3/8 s’épuise et règne en Reine triste sur une vie sans remous un trou dans la serrure de la chambre sur un corps d’enfant nu que ses mains sont une griffe de branche d’arbre dont la sève séchée coagule et les branches vengeresses pensent faucher une seconde au temps dans ce dernier affront prendre une goutte de sang et lécher
ses mains sont une laisse délaissée enlaçant un tronc mort et serrant serrant serrant plus fort
il tend ses mains bleues sous la lumière cireuse du Sainsbury’s only one two il prend les miennes at least four
de sa palmure crépusculaire il caresse mes étiages en patte d’oie en bordure de paupières il sourit de mes peines-planchers il dit que si j’ai tout donné je n’ai rien perdu je repense à la fin du monde qui gronde depuis mes cuisses à rayures rose et blanche à mes cicatrices d’acné hiéroglyphes de mon adolescence à mes escapades nocturnes sur le toit du château d’eau où je priais la lune pour un destin plus grand plus grand que mon village plus grand que mes racines plus grand que mes pires cauchemars que la pisse tiédasse dans le lit une place
ses yeux scrutent mon corps de poupée russe il voit ma grand-mère à l’intérieur courbée qui recoud mes béances au tricot sèche mes larmes au sèche-cheveux devant Amour Gloire et Beauté colle mes initiales en stickers sur mes 26 cartes d’anniversaire perd du sang en silence dans la baignoire ce n’est pas ses règles non mais celles de ton grand-père quarante ans plus tard l’horloge tachycardique sacrifie sa neutralité axiologique et se tait la tartine de beurre plonge sans bruit dans le café au lait un long silence avant le viol Célia voilà ce que c’était ton grand-père voilà ce que c’était depuis les miettes gonflées ont bu la tasse tiques ivres d’un sang-sepsis c’est tout ce qu’il nous reste des miettes gonflées d’une vérité qui engonce demande-moi de profaner sa tombe noircir ses photos brûler sa maison taper dans les murs le dire à tout le monde je ne sais pas mais ne me dis pas qu’il n’y a rien à faire que le mal est fait que l’effet du mâle est héréditaire
peaux palimpsestes où les gestes ancestraux restent en relief sous les gestes nouveaux à la surface gibbosités des maux au Sud de l’occiput et au fond de l’eau mots corps-morts tissés de filins rouges des années des centaines des milliers pour la grande traversée du Larousse à nos bouches fouiller les faits divers les silences les ombres des persiennes closes remonter les lignes de nos mains jusqu’à leur origine et trouver le mot nu le mot juste
dépecé de ses trois peaux nature amour ou mensonge découvrir le mot pour le perdre aussitôt car se reconnaître victime c’est ne plus l’être assez car les victimes ont des bleus sur la gueule les victimes ont des bleus sur la gueule les victimes ont des bleus sur la gueule c’est vrai les victimes n’ont pas de sourire d’ailleurs les victimes n’ont pas de dents elles n’ont pas d’orgasmes pas d’argent les victimes sont blanches comme neige les victimes sont des anges des saintes brûlées vives leur rédemption tient à leur silence
car les victimes sont mortes les victimes ne disent pas notallmenmoncul les victimes portent plainte le sang et le sperme encore chauds sur leurs cuisses-canevas les victimes ne déchirent pas la chair humiliée de leurs ongles bourreaux les victimes ne lavent pas les preuves ben non c’est con les victimes disent non non non non non non non non les victimes pardonnent elles sont victimes à plein temps en sursis car survivre c’est consentir survivre c’est consentir survivre c’est consentir n’est-ce pas ? les victimes n’ont pas de haine les victimes n’ont pas peur des hommes d’ailleurs les victimes sont hétéro toutes
les victimes n’en veulent pas au monde entier d’être ce qu’il est tout ça juste ça
l’homme du Sainsbury’s voit à l’intérieur de moi mon arrière-grand-mère dans le cul des vaches son fichu sa moustache son insulte-métier péquenaude cul-terreux plouc bouseuse paysanne agricultrice mon grand-père dans son bain de sang chut mon père cocotte-minute qui siffle siffle
ma mère qui épile lisse et maquille qui rit qui écrit des lettres à son père mort parce qu’un mort qui se tait c’est moins humiliant qu’un vivant et toi dans tous les pores de ma peau l’homme du Sainsbury’s t’a à l’œil il entend que je vaux mieux que ça mieux que moi mais valoir mieux que soi ça n’est pas pratique alors moi de moins en moins moi parce que le rouge à lèvres sur moi ça fait pute que le blond c’est vulgaire alors moi brune moi lèvres nues il entend que je sens le clochard quand je bois quand je fume j’ai honte il ne s’en offusque pas cela fait longtemps qu’il ne s’offusque plus qu’il est la ligne rouge à ne pas franchir la ligne de crête qui sépare les humains des aliens l’indicateur de notre dignité humaine selon qu’on lui ressemble un peu beaucoup pas du tout
j’ai appris depuis que la conséquence précède l’agression que le silence et la honte d’avant ressemblent au silence et à la honte d’après que ce sont les mêmes le même silence et la même honte
l’homme du Sainsbury’s dit que pour un corps sain il en faut deux au moins que ceux qui n’en ont qu’un meurent de froid de faim
que les aliens ont un gouffre à la place du cœur il me montre le sien
d’ici deux heures à peine du haut de son trottoir-scène il jouera pour les passant.e.s En attendant Godot lui s’attend à rien
il crachera ses larmes entre ses dents de passage-piéton son corps de métaux lourds ses membres-barreaux-de-prison à chélater
à l’angle du monde il tournera du côté des ombres me glissant au passage que la lune aussi lui sourit poliment mais que ça ne paie pas le loyer
la pluie continuera à tomber du mauvais côté
la pluie continuera à tomber du mauvais côté