Seul face à une lettre, un homme boit pour fuir l’évidence. Mais la réalité ne s’efface pas: derrière les souvenirs brûlants qu’il convoque, c’est la violence sourde, le déni, et le refus de voir l’être désiré lui échapper. Avec une lucidité tranchante, Elisa Cazelles décortique l’engrenage implacable des violences faites aux femmes, où la volonté masculine de possession détruit tout sur son passage.
Le goût du rhum ambré adoucissait dans sa bouche l’aigreur du courrier devant lui.
C’était dimanche, à peu près 18h. Il regarda par la fenêtre les rayons encore éclatants du soleil de fin d’été. Celui qui sait qu’il va mourir, l’hiver venant, mais qui tente encore de résister à son destin. En regardant le soleil, il vit son reflet à travers la fenêtre. Il avait la peau ridée, les traits marqués, les yeux cernés. Le teint beige, violacé.
Déjà son quatrième verre. L’ouverture de la bouteille de rhum avait suivi la descente de la traditionnelle bouteille de rouge du dimanche en famille. De toute façon, il n’avait plus que ça, comme famille. Et puis, il s’y était fait. Il avait moins mal à la tête dans son ivre solitude que certainement beaucoup d’hommes à la table des reproches de leur belle-famille.
Bref. Il détourna son regard de la fenêtre, assis devant sa table en bois, et pour ne pas regarder les lettres qui l’occupaient, il prit le verre et le termina cul sec. Mais ses yeux ne purent s’empêcher de relire les trois mots en gras sur la lettre. Il les lut en boucle. Une dizaine de fois au moins.
Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’ éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement. Mesure d’éloignement.
Silence.
Il se resservit un verre et l’avala d’une traite. Le goût habituel, sucré, du rhum ambré était cette fois acre. Sur la lettre le charmant drapeau bleu blanc rouge et la tête coupée de Marianne.
Au-dessous, en italique, « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Mon cul oui.
Il inspira profondément et réussit enfin à détacher ses yeux du papier qui l’attachait à rester éloigné de celle qu’il aimait.
Et ses yeux reprirent leur chemin dans son petit appartement.
Ils s’arrêtèrent un instant sur une photo. Enfin un bout de mer qui dépassait du premier livre visible de sa bibliothèque. La Tempête, Shakespeare.
Il aimait le théâtre. En noir et blanc. Il n’y avait qu’un bout d’image, mais il la connaissait très bien. Un paysage en noir et blanc de coucher de soleil. Une mer à l’heure bleue, peut-être.
Cette photo avait été prise quelque part sur l’océan indien. À bord d’un patrouilleur océanique, plus près de Madagascar que de la Réunion. Juste avant que la nuit ne tombe.
C’est là qu’il la rencontra. Le temps d’une cigarette.
Le crépuscule faisait naître ses étoiles. Elle connaissait bien les étoiles.
Elle lui fit découvrir la constellation de la Vierge. La seule qu’il est encore capable de repérer.
On aurait dit un bonhomme sautant, dessiné par un enfant qui lui aurait oublié la tête. Une Vierge joyeuse et décapitée.
La fumée de cette cigarette avait eu un goût de liberté.
Et un désir proto-stellaire venait de naître en lui.
Le quartier-maître interrompit ce moment. Une pause cigarette un peu trop longue. Sur le bateau, tout couplet de désir était interdit. Ça ne concernait que lui.
Pas de coup de fo...