Exposition A toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle

Que se passe-t-il lorsqu’une talentueuse artiste contemporaine douée d’humour investit la demeure d’un maître incontesté de l’art moderne, artiste insurpassable ? Elle le cache. Le cache et prend sa place. L’exposition A toi de faire, ma mignonne signe en effet l’engagement corps et âme de Sophie Calle au musée Picasso dans le Marais, à Paris. Un dialogue hors norme se révèle entre clin d’œil, interprétation, recréation, réécriture et effacement. C’est à cette réflexion sur l’œuvre d’art revisitée, dé-calée, sur la nature même de l’art que nous convie Sophie Salle entre malice et gravité.

Exposition A toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle
Exposition A toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle

Picasso avait-il de l’humour ? La question se pose en ce moment au musée Picasso avec l’intervention de Sophie Calle. L’artiste espagnol aurait-il goûté ce génial « Picalso », titre donné au catalogue de l’exposition, et qui, par la magie d’une substitution, décale le nom de ce Protée, cet ogre, ce géant, en un terme devenu sautillant, où la langue achoppe sur un « l » incongru, et qui associe deux artistes magistralement différents ? Qu’aurait pensé le maître de cette déconstruction-reconstruction nominale ? Attention !… Insolence !… On touche à son nom ! Un nom connu de tous. Mais Picasso aimait jouer.

Ce petit « l », silencieux, fluide (on nomme cette consonne « liquide ») provoque en réalité une déflagration et fait bruyamment éclater la présence de l’artiste féminine qui s’insinue. Pi-cal-so. Sophie Calle est là, mais pas n’importe où, au milieu du nom, elle l’éclate, le disperse, rognant au passage ses « l ». Picasso a désormais un cal aux pieds. Si on pousse un peu plus loin l’analyse, on note que Picalso se lit également comme l’anagramme de Sophie Calle : pi-cal-so/so-p(h)i-cal et là, par un tour de passe-passe, le maître a disparu : il s’est volatilisé, envolé.

Prise de possession des lieux

Au-delà du jeu de mots ludique, le choix de ce titre pour rendre compte de l’expérience est programmatique. C’est ainsi en effet que l’artiste exposée fait irruption au musée : elle repousse dans les coins les œuvres initiales et prend la place du maître de maison, du dominus. Elle vampirise. C’est elle qui dirige la domus (maison) de Picasso. Elle occupe en effet tous les étages du musée et toutes les pièces, jusqu’aux plus cachées, puisqu’elle y a élu domicile, ou du moins a installé son bureau. La porte nous en est d’ailleurs indiquée. On peut frapper, pas sûr qu’elle soit derrière nous dit-elle. Sophie Calle aime jouer.

Sophie Calle est un coucou, qui, si elle ne mange pas les œuf-vres de l’artiste, les expédie aux sous-sols et installe ses propres affaires à la place. Sa maison se transporte même, alors, à l’avant-dernier étage où se superposent heureusement une estimation faussement post-mortem de ses possessions par Drouot, projetée sur écran, et les dits-objets, mobilier, bibelots, livres dédicacés, souvenirs entreposés là, comme déménagés là, en attente d’un espace dédié.

Le troisième et dernier étage poursuit cette appropriation des lieux, et expropriation de l’artiste dont le musée porte pourtant le nom, avec l’inventaire de tous les projets inachevés de l’artiste invitée, et les deuils familiaux de l’artiste. Mais s’il n’y avait « que » cela, il n’y aurait pas de dialogue, or il y en a. 

Cadeau et passage de relais

Peu dupe de ses talents de prestidigitatrice, Sophie Calle nous fait un « cadeau » : ayant aménagé un

espace comme un confessionnal à l’étroite ouverture, Sophie Calle nous « offre », dit-elle la Célestine. Et le miracle opère dans ce tête-à-tête avec l’œuvre qui prend un relief singulier. Idem pour l’autoportrait bleu, rescapé du confinement, qui s’offre à nous, dans une pièce carrée où chaque pan de mur n’est orné que d’une œuvre unique. Ceux-là sont les seuls rescapés, les autres sont « SophieCallisés ».

Et c’est là où le titre, de l’exposition cette fois, prend tout son sens : A toi de faire, ma mignonne, inspiré d’un titre, ici prophétique, de la célèbre Série Noire. Oui, à elle de faire, aux hommes de s’effacer, à elleS de faire plus exactement. Saisissons-nous de l’injonction et agissons !

Et Sophie Calle agit. De plusieurs manières.

Triple modalité de dialogue

Premièrement, le palimpseste. Clin d’œil et rappel discret du maître : Guernica

Sophie Calle lit Guernica comme un double palimpseste. Tout d’abord, elle reprend les dimensions de l’œuvre de Picasso, dont elle figure les limites : on voit donc en-dessous, on imagine. Ensuite, elle recrée dans cet espace guerniquiesque une œuvre d’art avec la compilation de toutes ses œuvres d’art à elle, personnelles. Déconstruction, reconstruction.

Au premier étage, le dialogue avec le maître se poursuit mais par évocation cette fois, deuxième modalité de dialogue. A partir d’une réflexion de Picasso sur « la peinture, métier d’aveugle » Sophie Calle déploie la série des aveugles, ensemble très émouvant et réflexion sur la beauté.

Aveugles ou aveuglés les tableaux de Picasso le sont en disparaissant. La présence-absence, troisième mode de dialogue de l’artiste avec son hôte, est fascinante.

Invisibilité et présence de l’art

Exposition A toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle

Mais, surtout, Sophie Calle nous interroge de manière remarquable : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Existe-t-elle encore lorsqu’elle n’est plus qu’un souffle (Les Picasso fantômes) ? La Chèvre est-elle encore la Chèvre lorsqu’elle est vêtue de blanc ? Invisibilisée. Empaquetée. Prête à être emportée. 

L’artiste en effet, cache les œuvres, les dérobe aux regards, les voile. Tout commence avec l’emballage : la première salle nous présente en effet les Picasso confinés. Ce sont tout simplement des photographies, prises par l’artiste, des tableaux emballés pendant le confinement, tels qu’elle les découvrit elle-même lors de la première visite préparatoire à cette exposition. L’évocation de l’art est-elle de l’art ?

 Les Picasso sont là, et pas là. Deuxième manière. Les tableaux existent mais cachés. Elle les a recouverts d’un voile. Qu’avons-nous à la place de l’image ? La parole. La parole qui raconte, la parole qui décrit, la mémoire qui se souvient, la sensibilité qui exprime sa subjectivité. Sophie Calle a en effet demandé aux « familiers » des œuvres, conservateurs, gardiens de parler d’elles, de les raconter et transcrit les récits sur une gaze qui dissimule les œuvres. L’image se confond-elle avec le texte ? La parole fait-elle œuvre d’art ?

Et, là, dans ce procédé, l’artiste s’efface totalement, aux antipodes de ce qui se passe plus haut, elle disparaît à son tour. Elle s’efface devant l’œuvre, s’efface devant autrui. Elle tend un micro aux sans-voix de l’art et les fait parler. Il y a de l’Arlette Farge chez Sophie Calle : Vies oubliées. Au cœur du XVIIIè siècle, paru en 2019 est symptômatique de l’intérêt de l’historienne pour les archives, les brins de vies auxquelles elle redonne la parole. Même curiosité chez Sophie Calle, même générosité, même volonté de partage.

Elle interroge l’absence, le vide, on le sait depuis No sex last night que le musée a eu la bonne idée de projeter.

Passation. Ni Picasso, ni Calle, ni Picalso, à nous de faire !

Que pensons-nous, nous, de Picasso ? Qu’avons-nous à dire ? Quel est notre Picasso préféré ? Lequel nous manque ici ? Sophie Calle donne la liberté à tout un chacun d’aimer l’art et de s’exprimer. Elle libère les émotions qu’elle rehausse comme possibilité de savoir.

Présentée comme contrepoint à la commémoration organisée pour les cinquante ans de la disparition de l’auteur de Guernica, l’exposition est extra-ordinaire, au sens étymologique « qui sort du rang » (ordo, ordinis c’est l’armée bien rangée). C’était un pari risqué, audacieux, mais, en même temps Sophie Calle est une très grande artiste, et le pari est réussi.

Exposition A toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle

Illustration : Exposition À toi de faire, ma mignonne de Sophie Calle