Avec la sortie de son troisième roman, La Ligne Wallace publié chez Flammarion, Agnès Mathieu-Daudé a accordé à Zone Critique un entretien durant lequel elle revient sur son rapport à la littérature, sur la manière dont ses personnages évoluent, sur ses aventures littéraires et sur les différentes lignes qui tracent sa carrière d’écrivain. Nous la remercions infiniment !
Zone Critique : Chère Agnès, merci de m’accorder cet entretien ! Cinq ans après Un marin chilien, quatre après L’Ombre sur la Lune, voici le troisième roman La ligne Wallace publié chez Flammarion. On pourrait parler d’un roman déceptif au sens anglais du terme puisque le titre annonce, finalement, bien autre chose qu’un roman sur Alfred Wallace, comme Un marin chilien racontait l’histoire d’un géologue chilien en Islande. Alors, où nous mène La Ligne Wallace ?
Agnès Mathieu-Daudé : Je n’avais pas pensé à cette déception là, mais c’est vrai que je n’aime ni les choses figées, ni les choses attendues. Si je sais où aboutit la ligne quand je commence à écrire, je n’ai plus envie d’écrire. D’où peut-être cette trahison imposée au lecteur. Mais je ne crois pas que le titre annonce un livre sur Wallace ! C’est vous qui vous y attendiez, non ? D’autant plus que beaucoup de lecteurs français ignorent qui était Wallace. Le titre mentionne cette ligne, qui apparaît de manière réelle dans le livre et, bien entendu, symbolique. Cela nous paraît évident aujourd’hui mais Wallace est le premier à montrer pourquoi « un organisme est là, et un autre n’y est pas », avec l’aide de la géologie, de l’histoire de la terre. Des îles contiguës ont pu être séparées par un détroit infranchissable par des mammifères par exemple, et la faune et la flore ont évolué de manière très divergente de part et d’autre de cette ligne. Il me semble que c’est une image qui peut s’appliquer à toutes les communautés – géographiques, sociales, culturelles, religieuses… desquelles nous sommes dépendants (de manière volontaire ou pas, assumée ou pas) ce que les différents personnages permettent d’appréhender).
Dans le roman, on suit donc les atermoiements d’Amos Picard qui peine vraiment à écrire cette biographie. Pourquoi avoir choisi de suivre la ligne Amos Picard plutôt que celle d’Alfred Wallace, quelque peu méconnue du public ?
Pour écrire la biographie de Wallace, il eût fallu des compétences notamment en histoire des sciences que je n’ai pas. Comme le constate Amos, que son éditrice presse pour qu’il invente des anecdotes et l’intimité de Wallace, cette existence n’a d’ailleurs rien de romanesque – j’aurais brodé et empli plus facilement qu’Amos, qui peine à le faire, mais la biographie romancée ne m’intéresse pas – si je parle de personnes réelles, j’ai peur de les trahir. Ce n’est d’ailleurs pas la « vie » de Wallace en tant qu’enregistrée par les données communes (dates de naissance, décès, mariage, enfants etc.), qui me plaît chez lui, c’est son rapport au travail, c’est la façon dont sa pensée s’est développée, cela a presque parfois l’air accidentel, mais ça ne l’est pas. Il faut une vision, une certitude pour embarquer à 25 ans pour l’Amazonie, « en vue d’élaborer une théorie de l’évolution » comme il l’écrit à l’entomologiste du même âge qui l’accompagne. Il me semble plus facile de me projeter (et potentiellement que le lecteur se retrouve dans la figure d’Amos) et de faire la connaissance de Wallace par ce biais-là, lui très humain, très incarné.
Dans tous vos romans, le personnage principal subit le monde plus qu’il n’agit sur lui. Autrement dit, ils sont souvent perdus et se cherchent. Est-ce un parti pris littéraire que de construire des sortes d’anti-héros ?
Ce qui m’intéresse, comme je l’ai dit plus haut, c’est de chercher. Une fois qu’on a trouvé, je crois qu’on n’écrit plus de livres, on contemple son jardin zen en sirotant sa sérénité… C’est peut-être pour cela que les anti-héros me fascinent : ils ne peuvent qu’évoluer, s’effondrer ou au contraire accéder à mieux. Wallace a été qualifié de « lune de Darwin » – la Lune, dans la Genèse « petit luminaire pour présider à la nuit », potentiel poétique bien supérieur à celui du Soleil…
Ce qui m’intéresse, comme je l’ai dit plus haut, c’est de chercher. Une fois qu’on a trouvé, je crois qu’on n’écrit plus de livres, on contemple son jardin zen en sirotant sa sérénité…
L’ironie, ici, est que l’on parle d’un chercheur qui se cherche…
Exactement. Tant qu’à faire, je l’ai imaginé chercheur. Je voulais aussi qu’il ait cette position d’électron libre (de satellite, donc!), détaché de son université, en immersion fragile, conjoncturelle, dans la communauté scientifique qu’il rejoint, ce qui correspond aussi à son incapacité à s’engager.
Si je reviens au titre, La ligne Wallace, il désigne bien une frontière, celle établie par Alfred Wallace dans les années 1860 à propos d’une discontinuité zoogéographique entre l’Indonésie et l’Australie. Dans le roman, on retrouve, d’une certaine manière, cette discontinuité. Amos, le personnage, semble à rebours de cette ville du Nord de l’Angleterre dans laquelle il vit. Il l’exècre même à certains moments. Est-ce que l’on ne peut pas remarquer, donc, des similitudes entre Wallace et Amos ?
Si… Sinon le roman n’aurait pas eu grand intérêt je pense, en tout cas c’étaient ces résonances du travail de Wallace dans la vie d’Amos qui me plaisaient. Il ne s’en rend pas forcément toujours compte mais nous, si. Wallace est hors de la gentry, du monde des sociétés savantes londoniennes dans lequel évolue Darwin. Lorsqu’il lui envoie son manuscrit, qui a l’intuition de l’évolution par sélection naturelle, il est malade sur un îlot des Moluques où il est parti observer la nature. Darwin, lui, est à Londres, entouré de biologistes, botanistes ou géologues célèbres qui le poussent à publier ses propres recherches le plus rapidement possible pour avoir la préséance. Mais Darwin est un type bien, et ce sera finalement un communiqué joint qui sera lu à partir de leurs deux textes, ce fameux 1erjuillet 1858 à la Société Linnéenne de Londres, et qui marque officiellement la naissance de cette théorie. Wallace aussi est décalé, hors de son biotope, et il le sera toute sa vie. Sa passion pour le socialisme, sa lutte contre l’appropriation foncière, lui fermeront certaines portes tandis que son intérêt pour des sujets tels que le spiritisme handicaperont sa postérité dans le monde scientifique. Comme le dit Amos, un homme est peut-être plus proche de celui qui vit comme lui, plutôt que de celui qui pense comme lui… Car cette vie, de toute façon, forme la façon de penser. Au cours de cette semaine que suit le roman, les modifications dans l’existence d’Amos – l’équivalent, si on prend l’histoire de la vie sur terre, des accidents géologiques qui doublent les effets de l’évolution lente – vont l’amener à changer de point de vue et à constater que c’est peut-être finalement tout ce qui compte, savoir changer de point de vue.
Vous n’avez donc pas fait le choix d’un roman d’aventure comme on aurait pu s’attendre avec un tel titre, mais plutôt celui d’un roman introspectif, pourrions-nous aller jusqu’à dire qu’il s’agit du journal intime d’Amos, exutoire de ses frustrations et de son ennui profond ?
J’avais d’abord écrit le roman à la troisième personne, mais comme Amos a déjà un regard très détaché sur le monde, un regard d’entomologiste au fond, j’étais moi-même trop en surplomb. Elizabeth avait une part équivalente. Puis j’ai voulu que l’histoire soit racontée avec une vraie proximité, ce que permettait la narration à la première personne, et du point de vue masculin – surtout qu’il s’agissait d’une histoire d’adultère dans laquelle c’est la femme qui est mariée, et ne semble pas vouloir quitter son mari, et je voulais explorer ce que ressent cet homme qui attend, ou pas, qui souffre, s’impatiente, s’indiffère. Le découpage en journées permettait d’insister sur le rapport au temps qui est un des enjeux du livre – tout en rappelant la temporalité de la Genèse, histoire que la théorie de l’Évolution et toute la science du dix-neuvième siècle ont mise à mal. Amos vient après, il appartient lui à une génération qui peut combiner l’observation, l’explication rationnelle, à son déploiement symbolique – notamment au sein de la fiction.
Amos nous fait part de ses troubles, d’une certaine douleur psychique, mais aussi, à travers ses souvenirs et ses relations, de ses fantasmes et de ses rêves. Le lecteur a l’impression qu’il bouge peu, errant dans un cercle très déterminé entre la fondation Wallaciana et son logement. En somme, il y aurait bien une ligne, une frontière qu’il ne parvient pas à franchir. On a l’impression d’un des Esseintes moderne, non – en moins dandy, certes ?
Il s’agit d’une semaine mais c’est vrai que depuis six mois, le personnage d’Amos a stagné. Cela ne veut pas dire qu’il ne va pas bouger, la fin du roman va plutôt en ce sens d’ailleurs, mais il fallait cela pour qu’il finisse par accepter le mouvement et comprendre que c’est de là que viendra une forme de salut. Il n’est pas, comme des Esseintes, à la fois fatigué et satisfait de son mouroir fleuri, il n’a pas choisi de se retirer, il n’a pas organisé la forme esthétique de ce retrait. Il subit.
Tous vos personnages sont d’une certaine manière des “aventuriers” : Alberto sur les plateaux froids d’Islande, Blanche sur les routes de France et de Navarre et enfin Amos sur les pas de Wallace, quel est ton rapport à l’aventure ? Pourquoi ces personnages extrêmement sensibles et pourtant si peu enclins à être dans l’action ?
Des aventuriers… mais sans aventures, dites-vous ? L’aventure nous trouve, parfois nous ne sommes pas enclins, en effet, et il faut toujours beaucoup d’éléments pour que mes personnages se mettent à bouger, mais je crois que ça correspond à la réalité de beaucoup d’entre nous. Ils sont finalement peu nombreux, ceux qui décident à vingt-cinq ans d’embarquer pour l’Amazone, comme Wallace le fait en 1848, et peu nombreux ceux qui décident de tout quitter, même pour traverser la rue.
La véritable quête, chez vos personnages, est surtout une quête d’eux-mêmes et une quête de l’autre. Leur occupation principale est, somme toute, très vite reléguée, dans la trame du roman, à quelque chose de secondaire et c’est souvent une question de relation à l’autre. Alberto est quelque peu ralenti par sa relation avec Thorunn, Blanche, elle, s’entiche d’Attilio et enfin Amos est empêtré dans une relation avec la femme de son patron ! Il y aurait presque un tropisme…
Il y a beaucoup de tropismes, oui, au départ, ils me surprenaient, j’hésite et parfois j’en supprime, mais j’ai appris à les accepter. Ce n’est pas forcément l’autre qui nous aide, dans une relation amoureuse, mais d’autres, moins impliqués avec nous, moins co-dépendants. Ici, Amos aura besoin de son voisin Mike mais aussi de ceux-là même qu’il croit aider, Rebecca ou Jacob. Et c’est quand même Elizabeth qui lui donne des clés essentielles à la poursuite de son travail (et de son existence).
Néanmoins, outre sa propension à demeurer au repos dans une chambre, Amos est tout de même un personnage fort drôle. Votre lectorat note souvent cet humour si singulier qui caractérise vos héros ou héroïnes. On remarque bien, que ce soit chez Amos, Alberto ou Blanche, un côté pince-sans-rire, un côté humour anglais. Quel est votre rapport à l’humour dans vos romans ? Est-ce que ce serait le dernier éclat dans l’adversité ?
Quand on est foncièrement désespéré par l’humanité et son devenir – ce que je crois avoir toujours été, d’aussi loin que je me souvienne –, comme par le devenir de son cadre de vie, on se concentre sur ce qui permet de passer le mieux possible les années qui nous sont imparties… La beauté du monde et des créations humaines (aussi désespérants soyons-nous, nous créons!) ainsi que l’humour me semblent indispensables. Je pense qu’il est très dur d’être drôle à l’écrit, et je me censure souvent par peur que cela ne fonctionne pas. L’humour peut terriblement dater un texte. Mais j’ai envie qu’il y en ait davantage dans mes romans, quand le texte s’y prête. J’y travaille.
Les romans de Stevenson sont très importants pour moi parce qu’il les écrit en parallèle de sa production théorique sur la fiction. Pour lui, l’aventure est la forme du roman, ce n’est qu’en projetant les personnages dans des événements qu’on fait advenir la forme romanesque.
Outre cet humour qui caractérise vos personnages mais aussi votre écriture, il y a, bien sûr, vos lectures, vos références littéraires. Je sais que vous êtes très imprégnée de littérature anglaise et américaine. À quel point celles-ci interviennent dans votre écriture ?
C’est très inconscient. Mais quand j’écris un roman situé en Angleterre, oui, cela vient tout seul en arrière-plan. J’ai choisi une phrase de Stevenson en épigraphe parce que j’ai compris qu’il était derrière tout mon imaginaire anglo-saxon depuis l’enfance. Durham, où se situe l’action, est proche de l’Écosse, et il existe entre les deux pays les restes d’une vraie frontière qui n’a rien de symbolique, et sur laquelle on peut se promener, le mur d’Hadrien qui bornait le limes romain. Les romans de Stevenson sont très importants pour moi parce qu’il les écrit en parallèle de sa production théorique sur la fiction. Pour lui, l’aventure est la forme du roman, ce n’est qu’en projetant les personnages dans des événements qu’on fait advenir la forme romanesque.
Les références à la littérature sont nombreuses, mais particulièrement à Nabokov, qui s’imposait par sa vie de scientifique un peu plus qu’amateur, par la thématique des insectes – bien plus significative qu’il n’y paraît au premier abord – et la façon dont il a illustré dans son œuvre les rapports de la création et du temps – rapport dont les insectes sont d’ailleurs l’une des incarnations. Et il est facile, et un peu jubilatoire, comme le fait le personnage de John, de tisser des liens entre Conrad, Stevenson, Nabokov, Wallace…
Depuis quelques années, vous vous êtes lancée dans l’aventure de la littérature jeunesse avec L’École des Loisirs ! Cela ne vous a pas effrayée de prendre un nouveau chemin ?
Au contraire ! C’est un plaisir immense et complémentaire – je ne m’y interdis absolument pas l’humour, par exemple. Je doute beaucoup moins et j’ose explorer des genres.