En octobre 1875 Gustave Flaubert est à Concarneau, presque au bout du monde, pour se remettre d’aplomb, et il voit lentement l’arrivée de l’automne, « c’est-à-dire le vent et la pluie ». Cet intermède dans l’existence du vieux troubadour, cette rupture ou plutôt cette suspension de toutes ses entreprises, est précisément l’objet du dernier roman d’Alexandre Postel, publié l’an dernier aux éditions Gallimard : Un automne de Flaubert est un admirable récit sur le désarroi d’un bon vivant qui sent la mort approcher.
2 octobre 1875, Gustave Flaubert écrit à Edmond Laporte de la Ville-Close de Concarneau : « Je mène ici une petite existence paisible et idiote. Je me gorge de salicoques et de homards, je me promène au bord de la mer, je pionce sur mon lit après le déjeuner, je me couche dès neuf heures du soir, et je devise avec le bon Pouchet qui dissèque devant moi pour mon instruction des poissons et des mollusques. Il m’a montré les organes génitaux d’une raie. » Le vieux troubadour, comme l’appelait George Sand, n’y arrive plus, les mots manquent tout à coup, et s’il n’a jamais enfanté une œuvre autrement que dans la douleur, le chantier de Bouvard et Pécuchet, œuvre colossale par laquelle il semble, sans s’en rendre compte, rivaliser avec les sommes littéraires de la Renaissance, notamment la geste gargantuesque de Rabelais ou l’épopée du Quichotte, qu’il connaissait avant même de savoir lire, le pousse à bout, l’épuise, enfin le terrasse. Des milliers de lectures, plus deux cents pages de notes et un travail acharné, grâce auquel il finira par extraire de sa « cervelle en bouillie » quatre mille feuillets et un roman, à jamais inachevé, d’une extraordinaire inventivité.
Dans ses Exorcismes spirituels, Philippe Murray résume ainsi l’entreprise démesurée de l’auteur, de laquelle il sortira vaincu : L’instant le plus vertigineux dans la vie de Flaubert, son moment clé, c’est probablement celui où, en 1872, alors qu’il a dépassé la cinquantaine, il décide enfin de réaliser le projet auquel il n’a cessé de rêver pendant trente ans : cette « encyclopédie de la bêtise humaine » qui, nourrie du souvenir de tous les autres livres qu’il a déjà écrits, grossie par le temps, monstrueusement amplifiée par les lectures, enflée de documents, de notations de voyages, d’enquêtes sur le terrain, deviendra peu à peu un roman presque mythique qu’il ne finira pas et sur le manuscrit duquel il mourra à cinquante-neuf, anéanti par l’hémorragie, explosé « comme un pétard » ainsi qu’il le redoutait depuis si longtemps.
Des difficultés financières, cet enlisement dans l’écriture, la solitude et les chagrins le contraignent donc à battre en retraite. Voici ce qu’il écrit à son amie la plus fidèle au printemps qui précédera son départ : Une goutte errante, des douleurs qui se promènent partout, une invincible mélancolie, le sentiment de « l’inutilité universelle » et de gds doutes sur le livre que je fais, voilà ce que j’ai, chère et vaillant maître. -Ajoutez à cela des inquiétudes d’argent, et l’envie permanente de crever avec des retours mélancoliques sur le passé, voilà mon état.
Un roman de la monotonie
Dans son roman Un automne de Flaubert, Alexandre Postel, déjà remarqué pour Un homme effacé, Goncourt du premier roman en 2013, dévoile ainsi le portrait de ce géant amoindri, rapetissé par des années de labeurs, qui a vu si près de lui s’amonceler le poids de la perte : autour de lui tout meurt. Son ami Bouilhet, le poète-professeur assez savant pour comprendre ses projets, assez rigoureux pour les éplucher sans pitié, trop délicat pour avoir produit lui-même autre chose que des oeuvrettes sans importance ; sa pauvre mère dont il s’est aperçu, mais trop tard, qu’elle était l’être qu’il a le plus aimé ; et puis les autres, Jules de Goncourt, Gautier, le petit Duplan qui comprenait si bien Sade, Ernest Feydeau, tous ces lettrés dont la fréquentation rendait la vie moins ennuyeuse et qui tombent comme des mouches.
Dans ce roman de la monotonie où chaque phrase devient une aventure, où chaque mot garde l’esprit éveillé, Alexandre Postel évite l’écueil de l’imitation plate d’un style flaubertien pour épouser une certaine idée d’une belle langue que Flaubert n’aurait pas reniée
Dans ce roman de la monotonie où chaque phrase devient une aventure, où chaque mot garde l’esprit éveillé, Alexandre Postel évite l’écueil de l’imitation plate d’un style flaubertien pour épouser une certaine idée d’une belle langue que Flaubert n’aurait pas reniée, lui qui écrivait : « Il n’y a pour moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses, chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. » On y découvre un Flaubert hériter de la Méditerranée, si loin pourtant de Carthage dont il fera le décor de son roman de 1862, Salammbô. « Être un Latin, peut-on lire, c’est savoir que le style est un empire capable de tout contenir, de Rotomagus à Palmyre ; c’est embrasser du même regard le marbre et le jet d’urine qui le souille, l’ordre et l’ordure, le rituel et sa parodie, la langue et sa contrefaçon. » Plus qu’une touche orientaliste comme un souvenir des jeunes années de Flaubert, c’est une esthétique que l’auteur cherche ainsi à définir, une forme d’art qui feint de ne rien dire pour tout dire du monde ; on y découvre un Flaubert rieur et mélancolique à la fois, social et ermite ; discutant du marquis de Sade, entre deux bains de mer, et observant avec intérêt les nombreuses dissections de mollusques et de poissons par son ami, le naturaliste, Georges Pouchet, qui rythmeront le texte à la manière d’un leitmotiv. Lors d’une de ses haltes à l’aquarium justement, on voit déjà poindre le commencement d’une renaissance pour cet homme qui n’a plus les mots. Alors qu’il « tapote le dos d’un crustacé », Flaubert est pris d’une sorte de rêverie des origines : Elephanti locustarum generis nigri, des éléphants noirs de l’espèce des langoustes : ainsi Pline décrivait-il le homard, qui n’avait pas de nom dans sa langue. Flaubert se répète ces mots latins, charmé de leur beauté, envieux de ce temps où il restait encore quelque chose à nommer.
Le désir de nommer les choses, dans leur simplicité déroutante parfois ou leur inextricable complexité. Le désir du mot nouveau, lui-même performatif, qui fait exister la chose en question, en même temps qu’il la désigne : le travail de l’écrivain en somme. Et lentement, l’idée d’un petit conte, longtemps en gestation, lui apparaît de plus en plus nettement, dont l’inspiration lui serait venue de la contemplation enfantine des vitraux de la cathédrale de Rouen, une petite histoire, étrange et cruelle : La légende de Saint-Julien l’Hospitalier.
“Quant à la question de savoir pourquoi il a jugé bon, à Concarneau, en ce mois de septembre 1875, de reprendre l’histoire de ce chasseur parricide, de ce cœur féroce, de cet enfant déchu trouvant son salut dans sa chute ; de savoir quel obscur lacis d’impulsions, quels courants et contre-courants intérieurs ont pu le pousser vers ce choix, Flaubert ne fournira pas d’autre explication que celle-ci : il veut voir s’il est encore capable de faire une phrase. Sans doute lui est-il impossible de porter plus loin son regard.”
Un naturaliste du mot
Alexandre Postel tente de dire l’instant où l’inspiration germe, où « ça prend » comme disait Roland Barthes, ce moment d’alchimie qui permet de délier la plume.
Alexandre Postel tente de dire l’instant où l’inspiration germe, où « ça prend » comme disait Roland Barthes, ce moment d’alchimie qui permet de délier la plume. Où le mot nouveau se fait. Et c’est là qu’un Automne de Flaubert surpasse le simple récit biographique d’un géant des lettres dont on célèbre cette année le bicentenaire. Alexandre Postel grossit la focale, s’approche toujours plus non pas de l’homme, pas même de l’écrivain, mais de l’écriture, à la manière d’un naturaliste des mots. Et s’intéressant minutieusement à la rédaction, virgule après virgule, ratures après ratures, à la rédaction du conte, il déploie moins la reconstruction d’un homme que la naissance d’une phrase.
Par une longue analyse généticienne des brouillons de Flaubert, l’auteur nous laisse entrevoir le labeur de l’écriture, l’acharnement toujours, le travail et les dilemmes répétés, les sacrifices et les décisions qui conduisent à la création. Grâce aux nombreux feuillets conservés, on sait en effet que, dans un premier jet, le récit du Saint devait commencer ainsi : « Jamais il n’y eut meilleurs parents – ni d’enfant mieux élevé que le petit Julien. » La correction se fait alors sous nos yeux, dans les arcanes de l’écriture flaubertienne : “L’idée est claire, mais la syntaxe devra gagner en netteté : en l’état, trop rapide, un peu hardie, elle enveloppe dans la personne du « petit Julien » le fils parricide et ses parents aimants. Il y a là une confusion, une imprécision à corriger.”
Chaque nouvelle période apparaît donc comme une épreuve. Flaubert cherche à chaque fois le mot juste, se corrige, se rattrape, se rapproche, s’éloigne, tranche dans le vif lui aussi, et décrivant au plus près les sensations nouvelles du garçon qui découvre les extases de la violence dont il est capable, notamment dans une terrifiante description de la mort d’un pigeon, il finit par aiguiser sa plume, encore. Même après Bovary, même après son épopée carthaginoise ou L’Education sentimentale. Vingt fois sur le métier, il remet son ouvrage.
Dans ce roman magistral de la phrase flaubertienne, riche de morts et de naissances, on assiste, l’esprit vivifié par le génie du vieux troubadour mêlé au talent d’Alexandre Postel, à ce que l’auteur appelle « la cérémonie du style », et on débusque l’air de rien une leçon sur le métier d’écrire comme un reflet du métier de vivre.
Dimitri Ayvadian