Alexandre Valassidis nous gratifie avec Tirer d’un roman introspectif au sein duquel les lignes entre le tangible et le fantasmatique se confondent habilement. Publié par les Éditions Gallimard au sein de leur collection Scribes, cet ouvrage s’inscrit dans une continuité d’exploration littéraire des thèmes de la mémoire et de la destinée, qui semblent chers à l’auteur. Valassidis nous offrait en effet déjà l’exploration de deux hommes en rupture avec le monde dans son précédent roman, Au moins nous aurons vu la nuit. Tirer se distingue par une narration profondément personnelle, plongeant le lecteur dans les méandres de l’esprit tourmenté du protagoniste, un individu en quête d’évasion dont le passé refait sans cesse surface.
Dès les premières pages, Valassidis fait montre d’une certaine habileté à instaurer une atmosphère à la fois oppressante et poétique, qu’il dépeint avec une sensibilité rare.
Une réflexion sur l’inexorabilité de notre destinée
Au cœur de Tirer, le protagoniste émerge comme un être en quête perpétuelle de fuite, traqué par les ombres lancinantes de son passé. L’acquisition initiale d’un revolver, dès les premières pages, s’érige tel un sinistre prélude, marquant le début d’une narration où l’angoisse et la tension se mêlent en une danse obscure. À travers une savante alternance entre réminiscences et scènes du présent, Valassidis dévoile graduellement les mobiles de cette échappée désespérée et, par la même occasion, les abîmes de terreur qui assiègent son personnage. L’ambiance du récit oscille entre poésie et appréhension, fusionnant des réalités concrètes avec des souvenirs évanescents, à la fois emportés et rapportés par le flux inexorable du temps. La dextérité avec laquelle l’auteur entrelace les fils narratifs, proposant une réflexion approfondie sur le destin de l’homme et la fugacité de l’éternité, confère à la lecture une dimension irrésistiblement envoûtante. Chaque page nous révèle une facette nouvelle du tumulte intérieur du protagoniste, et nous immerge ainsi dans un tourbillon d’émotions et de questionnements sur la réalité du passé de ce protagoniste : chaque mot, chaque scène, semble être un écho de ses tourments intimes.
Dans l’univers de ce roman se déploie une exploration fascinante des souvenirs, souvent tumultueux et fragmentés, et de leur influence sur le présent. Valassidis parvient à capturer l’essence éphémère et insaisissable de la mémoire. Le revolver, symbole poignant de la violence latente et de la fragilité des souvenirs, se manifeste comme une réminiscence perpétuelle du passé : « Je me retrouvais face à des portes closes de part en part et des murs dépourvus de cadres. Lorsque nous avons pénétré dans la chambre, les mains de l’homme ont sondé les recoins de ma veste ». Chaque élément de ce récit semble être un fragment d’un rêve lucide, où chaque détail revêt une signification cruciale, soumis à l’imprégnation constante du poids du destin et des choix de vie. Néanmoins, la confrontation incessante du protagoniste avec son passé semble servir, à mon sens, un dessein plus vaste dans la trame narrative, celui d’explorer comment chaque décision, chaque action, sculpte inéluctablement notre destinée : « Il n’y a point d’échappatoire à notre destin, chaque choix nous mène irrémédiablement à ce point de convergence, où les erreurs antérieures deviennent les spectres de notre présent ». Cette vision fataliste du monde, où les actions sont intimement liées aux expériences antérieures, contraint le narrateur à naviguer entre deux choix possibles : l’évasion et la confrontation. Pourtant, malgré tous ses efforts de fuite, le protagoniste se rend compte que ce dilemme n’est qu’illusion, car il est continuellement confronté à ses propres démons intérieurs. Cette dualité constitue le cœur palpitant du récit : la fuite se transmue en une quête intérieure, un voyage dans les recoins obscurs du passé, où chaque étape révèle une nouvelle facette de la personnalité du narrateur, et de son rapport avec lui-même : « Mais je n’ai pas entamé de dialogue avec moi-même. J’ai simplement demeuré immobile, malgré l’aspect étrange et probablement suspect que cela aurait pu me conférer. » Cette tension imprègne chaque interaction entre le narrateur et son intégrité morale, jetant une lumière crue sur les nuances de la condition humaine.
Tirer se présente comme une œuvre captivante, harmonisant une intrigue poignante à une prose poétique, qui regorge d’images saisissantes.
Une prose poétique pour une narration envoûtante
Tirer se présente comme une œuvre captivante, harmonisant une intrigue poignante à une prose poétique, qui regorge d’images saisissantes. Toutefois, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain excès de mysticisme par moments, entre une forêt décrite comme une sorte de tunnel spatio-temporel (« la forêt était un dessin d’enfant où chaque trait figurait une fenêtre ouverte sur un ailleurs, où chaque forme enfantait un monde dans lequel nous pouvions plonger. Elle était un tunnel dans le temps et l’espace qui permettait de faire se rejoindre des époques et des lieux différents. »), ou de simples vacanciers devenant soudainement des êtres étranges porteurs d’un monde nouveau (« bientôt, des vacanciers allaient probablement apparaître de nulle part et les couleurs de leurs serviettes piqueter l’ocre mou de la plage en contrebas. […] Par eux, un autre monde naîtrait de celui-ci, en lui ouvrant le ventre »). Ces images étendues et souvent abstraites alourdissent le récit, et peuvent donner l’impression que l’auteur cherche absolument à faire feu de tout bois, chaque chose devenant une porte d’entrée vers des considérations métaphysiques hasardeuses. Mais, malgré cela, l’écriture de Valassidis parvient à créer une atmosphère immersive et envoûtante, et j’ai vécu cette lecture comme un véritable voyage onirique. La structure narrative, non linéaire et parsemée de nombreuses analepses, renforce l’idée d’une mémoire fragmentée, et l’explore avec une grande précision. Chaque scène est minutieusement décrite, chaque émotion est scrutée avec finesse. Valassidis excelle dans l’art de l’évocation, utilisant des descriptions sensorielles pour transporter le lecteur dans l’univers mental du personnage, parfois déroutant dans son évocation d’images : « La plage est apparue, comme en surimpression à l’appartement du septième étage et à tout ce qui l’a précédé de peu. »
En somme, le roman invite à une réflexion profonde sur la mémoire et la destinée, à travers le parcours d’un homme en quête de rédemption. Je pense que ce livre plaira sans aucun doute aux lecteurs appréciant les récits introspectifs et poétiques, car il offre une immersion véritable dans un univers troublant, car assez oppressant, mais qui en devient tout à fait fascinant. L’auteur parvient à créer un espace où le temps semble suspendu, où chaque geste, chaque mot, chaque silence devient une exploration des profondeurs de l’âme du narrateur.
- Tirer d’Alexandre Valassidis, collection Scribes, Gallimard, 2024.
- Francesca Mantovani © Editions Gallimard