Anne Martine Parent publie aux Éditions La Peuplade son deuxième recueil de poésie, L’horizon par hasard, en mars 2023. Après avoir expliqué qu’elle n’était pas « celle que vous croyez » dans son premier ouvrage, elle nous livre ici un kaléidoscope de souvenirs d’enfance, mêlés à ceux de sa vie de femme, dans un trajet dispersé qui laisse la place au mystère.
à l’horizon, un souvenir
C’est une petite voix qui s’exprime au début du recueil, dans un « on » impersonnel et qui pourtant nous semble familier, un « on » qui nous parle de nos propres souvenirs. On entre dans ce recueil comme on rentrerait dans notre chambre d’enfance :
« Une chambre basse, des objets égrènent les souvenirs. Les couleurs vives sous la poussière. On ne touche rien par peur de briser les secrets. Des lampes sans ampoule, des couvertures pliées, des livres qui ne s’ouvrent plus pour personne. Une odeur de terre mouillée accompagne le regard. »
Anne Marie Parent trace alors des « verticales » comme l’indique le titre de la première partie du recueil : partant du très particulier, elle nous ouvre un horizon commun, permettant dans ce mouvement de nous souvenir à notre tour. En de petites phrases courtes, simples, parfois nominales, un « on » nous rappelle à des images, des sons, des sensations :
« On écrivait des lettres, on en attendait en retour. On creusait au hasard, enfants perdues, enfants trouvées, des pierres précieuses au bout des doigts. Deux ou trois chansons, un paysage trop grand. On traçait des chemins avec des ombres. Une joie sans adresse, les cheveux mouillés. »
puis
« Infatigables, debout plantées, pluie et soleil mêlés, on ne touche jamais le fond de l’enfance. »
Depuis cette verticale permettant la réminiscence, Anne Martine Parent construit une imagerie de l’enfance dans un langage poétique simple et épuré :
« on ouvre des chemins
autant de couloirs
autant d’énigmes
autant de promesses
on s’invente une maison »
Parfois, la majuscule tombe, et on entend cette voix d’enfant, une voix poétique humble, qui cherche à dire simplement tous ces petits riens qui construisent l’imaginaire, l’horizon que nous nous traçons pour avancer.
territoire d’un corps défait
Un trajet s’écrit, celui d’une femme qui repasse par son enfance – les cheveux toujours entortillés, ses pieds toujours nus – libre, mais semble-t-il inquiète. Après ces souvenirs où se mêlent paisiblement joie et douleur, le recueil accueille un cataclysme doux, tranquille, qui vient défaire les corps, déjouer les habitudes, et qui résonne au plus profond de l’être.
« avec vigueur ou lassitude
frapper de nos poings dérisoires les tables de pierre
tresser nos larmes de soie rouge
cacher les corps sous la neige
se défaire de nos peaux
respirer »
L’histoire qui nous est racontée par cet égrènement de poèmes énonce au cœur de l’intime une histoire universelle, celle d’un corps de femme qui a été trahi, défait, mais qui se recompose, survit, et se recoud. L’histoire de cette blessure est tricotée à même la peau, gardant en elle, à l’horizon, le passé. C’est un corps fantomatique qui se déploie alors et essaie de faire territoire dans le texte, en se projetant dans un paysage disloqué fait de forêts, de villes de sable, de plages en ruines :
« Nos os craquent dans la lumière, le silence se transforme en poussière. Sable froid, eau brune, arbres pourris. On perd notre sang et nos jambes, les arbres nous arrachent la peau, on oublie nos cailloux blancs, on ne trouve personne. »
Faire territoire avec son corps, c’est peut-être l’idée même de la poésie, qui utilise l’organe de la voix, et celui de la main pour s’écrire. Le « on » et le « nous » deviennent alors un « je » qui essaie de se dégager de la gangue étroite des souvenirs, mais qui porte en lui des « cicatrices à l’envers » :
« je regarde
se rejouer des scènes ancestrales
où se devine et s’échappe
le lieu de la blessure »
Rien n’est nommé précisément, mais tout se devine. Ce jeu d’échos tisse « à l’horizon, par hasard » des poèmes refusant la linéarité : il s’agit d’écrire plutôt « au détour d’une parole », de faire comprendre dans le murmure, dans le pâlissement. En suivant le trajet dessiné par les titres des parties du recueil, les corps se muent en silhouettes, se métamorphosent en fantômes, les verticales s’effacent avant de disparaître complètement, les villes ne sont plus que du sable. C’est un éloge de l’effondrement qui nous est donné à entendre, un évanouissement qui n’est pas tragique, mais qui travaille précisément depuis ce lieu de la défaite :
« Des fenêtres ouvertes s’acharnent et assaillent la mémoire. Je fatigue le jour avec mes extravagances, mes mains impuissantes tombent en morceaux. Je fais la liste de mes défaites : trop petite robe, cheveux cassés, une odeur de pourriture. »
Il s’agit avant tout de laisser une trace, dans un horizon qui sans cesse échappe, qui reste hasardeux, mais peut-être pour le mieux. Une parole s’élance, avant de disparaître, comme une bouteille à la mer : « Échouée entre deux rives je n’ai plus besoin de ton regard. »