« Voir Yvetot et mourir ». C’est l’unique entrée à la lettre « Y » que comporte le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert, référence évidente aux origines normandes de l’auteur dans cet ouvrage publié à titre posthume en 1913. On pense immanquablement aux propres origines d’Annie Ernaux, née également en Normandie dans ce qu’on appelle le Pays de Caux, décor fondateur qui reviendra toujours de manière obsédante dans son œuvre, tel un fantôme avec lequel elle ne cessera d’entretenir un rapport de fascination.
Née en 1940 d’une mère épicière et d’un père tenancier de bistrot, peu de choses prédestinaient a priori cette enfant issue d’un milieu conservateur provincial à faire ses lettres à la Sorbonne, puis à devenir l’une des égéries littéraires contemporaines les plus étudiées dans les travaux universitaires, notamment en raison de la forte influence exercée sur son œuvre par les travaux de la sociologie. Partisane de la mise en commun de l’expérience individuelle au service de la mémoire collective, et en particulier celle des classes populaires, Annie Ernaux s’est également toujours distinguée par des sorties politiques remarquées : elle est notamment signataire d’une tribune en faveur du mouvement des gilets jaunes. La virulence de ses prises de position témoigne du rapport ambivalent qu’elle continue d’entretenir entre le milieu qui a été le sien et celui qu’elle a, peut-être malgré elle, finaement choisi d’adopter.
N’ayant jamais cru en l’art pour l’art pas plus qu’en la distinction entre la politique et la littérature, son positionnement ne pouvait qu’atteindre une radicalité qui en a rapidement fait une figure phare du roman à vocation sociale. Adulée pour son approche chirurgicale du roman autobiographique mais parfois détestée pour un style jugé arrogant et des prises de position littéraires maximalistes — on pense notamment à une tribune publiée en 2012 dans Le Monde et demandant la mise au ban littéraire de Richard Millet — Annie Ernaux reste toutefois un mystère littéraire digne du plus grand intérêt.
Le mystère, c’est d’abord cette tension permanente, palpable dès son premier roman (Les armoires vides, publié en 1974), entre le rejet d’un milieu populaire dont elle exècre les mœurs rétrogrades, la bigoterie et le manque d’ambition et la volonté de défendre ce dernier face à la condescendance et à la violence sociale dont il fait régulièrement l’objet. Pour Annie Ernaux, cette violence — que Pierre Bourdieu qualifiait déjà de « symbolique » dans son essai La Distinction publié en 1979 — se manifeste dans toutes les strates de la vie en collectivité, à l’échelle de la petite bourgeoisie normande comme à celle des grandes villes (Paris dans la fiction, Rouen et Bordeaux dans la réalité) qu’elle découvrira lors de ses études de lettres. Il en ressort régulièrement un vocabulaire du ressentiment, voire de la hargne, comme une excroissance d’une rage destructrice qui ne parvient jamais à trouver pleinement son expression. Au premier abord, l’unique objectif de l’œuvre d’Ernaux semble être voué à la destruction : celle de ceux qui l’ont méprisée, celle de ceux qui l’ont freinée, qui ont cherché à l’enfermer à tout prix dans un univers social en voie de décomposition.
La vie en discussion
Ce serait néanmoins avoir une vision extrêmement réductrice de l’œuvre prise dans son ensemble. En particulier, ce serait négliger le rôle que le temps y joue, et la manière dont Ernaux choisit de décrire le quotidien d’un monde aujourd’hui englouti. Ce monde, si semblable à celui que décrivait avec nostalgie le breton Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883), est celui d’un rythme immuable peu à peu rongé par les transformations sociales de la révolution industrielle et de la société de consommation. Celui de la vie microscopique du village, de l’existence sociale rythmée par la messe dominicale et les incessantes discussions au café du coin, perspective qui dans l’œuvre d’Ernaux s’évapore au fur et à mesure dans le brouillard, moins par haine assumée que par le constat froid que ce monde et ses habitants étaient tout simplement voués à disparaître. Très perceptible dans sa saga photographique Les Années publiée en 2008 (probablement l’œuvre la plus acclamée de l’auteure), cette disparition progressive est vécue par Annie Ernaux sans la moindre trace de nostalgie, qui en fait au contraire une condition nécessaire de l’émancipation sociale. Impitoyable avec la « civilisation du ragot » et peu tolérante avec les petites lâchetés qui peuvent un jour ou l’autre être le propre de tous, cette dernière décline cette vision dans un style et une perspective à priori manichéens : le choc de la ville contre la bassesse du village, la jouissance sexuelle contre l’étouffement hypocrite du carcan religieux, l’aspiration littéraire contre la médiocrité des petites ambitions provinciales, celle de vouloir n’être rien de plus que des « gens comme il faut »…
Cette obsession presque maladive pour le factuel au sens strict du terme enferme parfois ses romans dans une mécanique purement descriptive qui en bride le plein potentiel
De son propre aveu, Annie Ernaux s’est imposée un usage systématique de la première personne du singulier (que certains critiques ont souvent pu percevoir comme un nombrilisme agaçant bien plus que comme une technique littéraire) qui selon elle était le seul moyen de refléter une notion de vérité et de réalisme qu’elle n’a jamais voulu noyer dans la fiction. Bien qu’elle ait souhaité en faire un véritable mot d’ordre dans son écriture, cette obsession presque maladive pour le factuel au sens strict du terme enferme parfois ses romans dans une mécanique purement descriptive qui en bride le plein potentiel. Là où l’immense travail de documentation d’un Zola servait ce qui restait une fiction, Annie Ernaux choisit un angle du « parler vrai » qu’elle couple avec le récit balisé de sa propre existence, parfois au détriment de la littérature qu’elle a pourtant tant aimée. C’est dans ce cadre que la notion « d’étape » reste fondamentale pour l’auteure : l’écriture à vingt ans ne poursuit pas la même finalité qu’à cinquante. La littérature passe d...