Toute la semaine, Zone Critique part à la découverte de la littérature slovène contemporaine, et dresse le portrait des grandes figures et des nouvelles voix qui la composent. Aujourd’hui, Fabienne Issartel, réalisatrice du documentaire « Boris Pahor, portrait d’un homme libre », nous propose un portrait personnel et sensible de l’écrivain italien de langue slovène.
Ce 26 août 2020 Boris Pahor a atteint l’âge canonique de 107 ans. Une telle longévité donne le vertige et interroge. Mon amie slovène Liza pense qu’il est devenu un elfe, qu’il est passé au-delà, dans un espace où plus rien ne peut plus l’atteindre. Peut-être. Mais qu’est-ce qu’un elfe ?En tous cas pour moi il n’a rien d’éthéré, rien d’un pur esprit qui voletterait dans les lymphes. Je le sens au contraire bien vivant, bien là, et même extrêmement physique dans l’énergie de sa parole comme dans celle de l’appétit joyeux qu’il montre toujours à table.
Tout au long de son existence, dans son œuvre, dans sa vie sentimentale et domestique, Il a donné au corps un statut de tout premier ordre : lui préserver sa dignité, son intégrité et son énergie prend chez lui forme d’éthique. Entretien, discipline, maîtrise, dépassement et plaisir… Boris Pahor a conduit sa vie comme un sport.
Reprenons depuis le début, c’est à dire en février 2008 au moment où j’ai rencontré Boris Pahor. Nous marchions ensemble dans Trieste et je dois dire presque « au pas de course » de la place Oberdan jusqu’aux abords du café San Marco par la via Carducci, avec retour par les petites rues de derrière… Battisti, Palestrina… d’une pharmacie à l’autre. Il y en a au moins quatre sur ce parcours. Il s’agissait pour lui de se procurer une spécialité à base de ginkgo-bacopa censée « booster » sa toujours très excellente mémoire. L’élixir était finalement disponible à « La Madona della mare » via Beccaria. Il était fort bien reçu dans ces échoppes où on lui donnait du « Monsieur ». Comme je m’en étonnais, il avait dit avec une sorte d’air malicieux : « et ce n’est pas comme écrivain qu’ils me connaissent bien ici. C’est surtout parce que je m’intéresse beaucoup aux avancées de la médecine, à tout ce qui permet en général de soulager le corps. Les progrès incroyables réalisés dans ce domaine me fascinent. Vous savez, Je travaillais à l’infirmerie dans le camp du Struthof. C’est comme ça que j’ai pu survivre car je ne devais pas aller casser des cailloux dans la carrière au-dessus du camp pendant des heures dans le froid, la pluie et la neige. J’ai tout appris en aidant le médecin norvégien qui dirigeait le service. Malheureusement nous n’avions alors quasiment rien en terme de médicaments. Les malades mourraient sous nos yeux, beaucoup de la dysenterie – ils se vidaient littéralement de leur substance. On devait les regarder les bras ballants sans pouvoir faire quoi que ce soit si ce n’est les réconforter par quelques bonnes paroles dans leur langue maternelle. À ces prisonniers politiques, des « triangles rouges » issus de toute l’Europe, je pouvais parler italien, slovène, et toutes les langues slaves en général. Un peu de français aussi appris avec Baudelaire. Et un peu d’allemand appris à l’école. Alors quand c’était des gars de mon pays, j’évoquais la lumière dorée du soir au couchant sur les vignes qui descendent en terrasses chez nous jusqu’à la mer Adriatique. Je les voyais légèrement sourire à l’évocation de notre belle Primorska. Je leur demandais comment leur mère cuisinait la traditionnelle soupe aux choux et le nom de leur village. La musique si familière de la langue de leur enfance les apaisait. Et puis c’était la fin. Il fallait alors habiller ces cadavres tout en os et les porter doucement sans faire d’à-coups sur une civière par les escaliers de pierre très abrupts jusqu’au fond du camp où il y avait le four. C’était un travail harassant et très physique mais que j’avais à cœur de réaliser avec le plus d’humanité possible. En les aidant à passer de vie à trépas, je m’efforçais de ne pas trop penser à la vie d’avant, car ceux qui ressassaient le passé heureux étaient bien plus vite malades que les autres. Je ne sais pas comment, mais j’ai compris très vite que cette forme de détachement, que j’appellerai maintenant « zen », était vitale. »
Voilà que Boris Pahor avait su instinctivement dans ce milieu hostile ne pas se laisser dominer par ses émotions. Chez les sportifs on dit que la bonne gestion de l’aspect psychologique conditionne la victoire et les possibilités de dépassement à 70%.
Après ce rodéo dans les rues de Trieste je pensais que Boris Pahor allait prendre congé et regagner sans tarder les hauteurs de Trieste par les bus 42 ou 44 garés devant l’ancien siège de la Gestapo. À mon grand étonnement, il me pria de bien vouloir lui tenir compagnie pour le déjeuner. J’acceptais avec plaisir flattée de constater qu’il me tenait déjà un peu en estime. Nous pénétrâmes à 100 m de là chez « Fabris » une brasserie à l’ancienne aujourd’hui disparue qui surplombe très légèrement la place Oberdan sur le côté. C’était exactement là – je le savais par ses livres – au coin de cet estaminet où il se tenait avec sa petite sœur le 13 juillet 1920 quand « les chemises noires » de Mussolini incendièrent le « Narodni dom », une élégante bâtisse dessinée par l’architecte Maks Fabiani et qui abritait alors « la Maison de la Culture slovène ».
« Vous savez, la communauté slovène est présente à Trieste depuis Charlemagne » précise généralement Boris Pahor voulant signifier par là que les slovènes font partie intégrante depuis bien longtemps du peuplement de Trieste et qu’ils ne sont en aucun cas des « pièces rapportées ».
Les enfants avaient entendu des cris et des détonations, alors ils avaient dévalé la pente « pour voir ». Ils s’étaient arrêtés là. La place était pleine de monde. Boris habitait avec sa famille juste au-dessus dans cette rue où passait le tramway-funiculaire N°2 encore en service en 2008 avec sa drôle de cloche à 2 coups et qui grimpe « à pic » tout droit jusqu’à Opicine. Du coin de chez « Fabris » on pouvait embrasser tout l’espace. Des fenêtres en flamme ils virent quelques corps, deux ou trois, basculer dans le vide. Des râles fusaient. Les troupes du fasciste Francesco Giunta empêchaient toute intervention des pompiers.
Il faut imaginer Boris et sa petite sœur main dans la main, tétanisés devant ce spectacle macabre dont ils ne pouvaient pas alors saisir toute la portée. Beaucoup plus tard leur père les avait enfin retrouvés toujours plantés-là, hagards… Boris écrira : « Tout Trieste regardait la grande maison blanche où des flammes montaient à chaque fenêtre. Les flammes comme des langues acérées, comme des drapeaux rouges. (…) les hommes noirs criaient et dansaient comme des Indiens… armés de haches et de matraques » (dans Il rogo nel porto). Cette tragédie sonna pour Boris le glas des douceurs de son enfance, car c’est au Narodni Dom qu’avaient eu lieu jusque-là toutes les réjouissances familiales qui comptent à ces âges : Noël, anniversaires, spectacles et fêtes traditionnelles. Le bâtiment s’était consumé ensuite pendant presque deux jours…
Cet épisode traumatique hantera notre héros. Il en fera sa force, son moteur. La couleur rouge, celle du ciel comme du sang et jusqu’à celle du four crématoire le ramèneront sans cesse à l’incendie originel du 13 juillet. « Vous avez vu Fabienne comme c’était beau aujourd’hui, cette brume rouge sur le golfe au coucher du soleil. On aurait dit des braises… » m’avait-il dit un soirau téléphoneavec un accent de plaisir presque enfantin. La beauté et l’horreur mêlée. L’horreur transformée en beauté. C’est tout Boris ça : une forme de résilience qui lui est si naturelle, désarmante pour son interlocuteur.
Mais celle-là lui fit saisir la nature du nerf intérieur de toute résistance qui consiste à savoir attendre avec une forme d’opiniâtreté quotidienne, dans un esprit de justice et de justesse, que les choses s’améliorent. Pour cela il faut d’abord garder la mémoire des choses telles qu’elles se sont vraiment déroulées. Énergie à déployer, vérités à marteler encore et encore, dépassement des intérêts à court terme pour lutter à sa façon contre un mal identifié, celui « de la domination des hommes sur les hommes ».
Après l’incendie, suivirent les mesures anti-slovène stigmatisantes si souvent décrites dans son œuvre. Ne plus pouvoir parler sa propre langue dans l’espace public, c’est à dire aussi à l’école, voire les siens traités de « punaises » dans les journaux est une forme d’exil imposé chez soi, schizophrénique, impossible à surmonter à 7 ans qui, écrit-il « attaquele cortex en profondeur ». Durant plusieurs années le petit Boris se sentit perdu, désorienté, négligeant son travail scolaire, n’ayant plus goût à rien. Première dépression de sa vie, car il y en eu d’autres, notamment après les camps. Mais celle-là lui fit saisir la nature du nerf intérieur de toute résistance qui consiste à savoir attendre avec une forme d’opiniâtreté quotidienne, dans un esprit de justice et de justesse, que les choses s’améliorent. Pour cela il faut d’abord garder la mémoire des choses telles qu’elles se sont vraiment déroulées. Énergie à déployer, vérités à marteler encore et encore, dépassement des intérêts à court terme pour lutter à sa façon contre un mal identifié, celui « de la domination des hommes sur les hommes ».
« Surtout ne pas obéir à un maître et s’efforcer d’être juste », martèle-t-il lors de ses conférences exhortant les jeunes-gens à penser par eux-mêmes : « Allez dans les bibliothèques et suivez votre propre curiosité pour découvrir tout ce que vos maîtres quels qu’ils soient ne vous ont pas indiqué. » Il insiste aussi sur l’importance des valeurs de partage développées dans l’évangile. Il ne « supporte pas l’idée que certains humains n’aient rien à manger ni à boire, pendant que dans une même famille de cinq personnes chacun aurait aujourd’hui une voiture ». Ainsi Boris Pahor défend la cause des migrants qu’on abandonne sans eau dans ce désert de Lybie où il fut autrefois militaire sous la bannière italienne. Boris ne baisse pas les bras. Il veut toujours croire à 107 ans que l’humanité trouvera un jour une voie vers la sagesse pour dépasser les crises.
Derrière cette certitude, il y a l’idée de l’amour. Amour de la nature, amour au sens de l’évangile ou amour charnel participent pour lui d’un même mouvement en quête d’une humanité éclairée et responsable. Boris Pahor n’est pas religieux. Au fil des étapes de sa vie, il a su trouver en lui cette force de survie, cette façon bien à lui de garder l’équilibre sans occulter la mémoire ni développer un quelconque esprit de vengeance. « C’est tout un travail, vous savez », une ascèse qui demande de la discipline. « Il faut sans cesse répéter et répéter les choses ». Boris Pahor sait se tenir dans cette tension positive qui recrée en permanence le mouvement et fait advenir finalement les choses désirées. Aujourd’hui il invoque Héraclite pour justifier cette posture qui a toujours été la sienne. Car je crois qu’il avait compris depuis bien longtemps intuitivement le « on ne se baigne jamais dans le même fleuve » de son ancêtre grec.
Je pensais confusément déjà un peu à tout cela alors que nous étions assis « chez Fabris » côte à côte nous régalant de l’atmosphère de ruche qui régnait dans cette vaste salle haute de plafond où s’affairait une cohorte de garçons et de dames d’un certain âge en habits noirs.
Pahor n’avait donc pas peur de revenir sur les lieux du crime. Autre loi du sportif que de toujours remonter en selle quand on est tombé !
Il était d’ailleurs retourné au camp du Struthof dans les Vosges où il avait vécu les pages parmi les plus sombres de sa vie. Il en avait fait le début de son récit Pèlerin parmi les ombres : « C’est étrange, il me semble que les touristes qui regagnent leurs véhicules m’observent comme si, soudain, une veste recouvrait mes épaules, comme si mes galoches écrasaient encore les cailloux du chemin. Car si nous ne savons pas comment s’établit en nous le contact entre passé et présent, il n’en est pas moins vrai qu’un fluide imperceptible et puissant nous traverse parfois et que la proximité de cette atmosphère inhabituelle, insolite, fait tressaillir les autres comme une barque sur une vague soudaine. Il est peut-être resté sur moi quelque chose des jours d’autrefois ». Quand j’avais été tourner là-bas quelques images avec lui en 2009 au milieu des baraques, c’était sa quatrième visite. Il évoqua devant ma caméra et la potence qui trône encore tout en haut du camp la soupe qu’il attendit toute une journée pendant qu’avait lieu devant les prisonniers au garde-à-vous la terrible pendaison de deux prisonniers…
Il faisait très froid. J’avais les doigts gourds. Le jour d’après son départ, la neige avait finalement recouvert les terrasses. La muraille des grands sapins noirs au-delà des guérites semblait alors encore plus menaçante et impénétrable dans ce silence blanc. Je partageais alors un peu, dans un état hallucinatoire, l’intimité du calvaire de Boris et sa haine viscérale pour ces arbres.
Chez « Fabris » l’air embaumait de cette odeur de mon enfance, mémoire de ces bistrots des années 60 où avec ma famille nous avions nos ronds de serviette chaque midi en Auvergne. Ce fumet de céleri et de champignons est toujours pour moi le signe d’une cuisine populaire de caractère, une cuisine généreuse qui met en appétit. Après étude de la carte, Boris Pahor proposa que nous partagions un risotto aux champignons. Un plat complet pour moi toute seule m’aurait sans doute mieux convenu, mais comme il déclara sans appel : « vous savez, j’ai pris l’habitude de manger très peu dans les camps et j’ai même horreur de gaspiller de la nourriture depuis ce temps-là », j’acquiesçais à sa demande quoique un peu sidérée. Je le regardai avec curiosité. Il avait dit cela avec une sorte d’évidence sans chercher à jouer un jeu. Voilà donc un homme, pensai-je, qui avait su tirer du positif des situations les plus noires de son existence. Quelle leçon il me donnait déjà lors de cette deuxième entrevue !
C’est la veille dans sa maison sur les hauteurs de Trieste que j’avais fait sa connaissance. Après que sa femme nous ait servi un café, il m’accorda un entretien filmé de près de deux heures où il détailla justement de vive-voix quelques-uns des épisodes terribles de sa détention dans les camps. C’était beaucoup plus cru dit comme ça et en même temps moins terrible que dans son récit littéraire où il avait réussi à redonner à chaque corps dans sa déchéance son unicité. Pas un homme dont les os ne se déformaient de la même façon. Chaque omoplate décharnée avait son allure propre. Elle devenait sous son regard des ailes d’anges ou de papillons figurant les images physiques des âmes se détachant presque des corps avant l’envol. Ces stigmates ultimes de mauvais traitements étaient transfigurés dans le flot noir de ses mots, précis et acérés. Pas un pied gonflé comme une éponge qui ne ressemble à un autre. Des corps qui s’effritent, se délitent et s’affaissent, mais magnifiés par son étrange regard au scalpel, chacun différent. Une vision distanciée, sans pathos. Terrible. Au moment du départ de sa maison sur les hauteurs de Trieste il m’avait convié au rendez-vous du lendemain place Oberdan, mais en me faisant bien promettre d’y venir sans caméra. C’est qu’il n’avait pas encore l’habitude à cette époque d’être poursuivi sans cesse par les photographes et les médias comme c’est le cas aujourd’hui.
Ainsi chez « Fabris » nous devisions sans ordre du jour, d’humeur joyeuse comme de bons camarades devant un excellent risotto servi en demie-part et portant des toasts, nos verres tenus hauts remplis de Teran, le vin nourri de la sève rouge du Karst qui permet d’après Boris « de lutter efficacement contre l’anémie » ! Boris Pahor boit certes sans excès mais toujours volontiers quand les occasions se présentent d’accompagner de ses bons vœux les chances à venir de ses convives. Alors il lève son verre et trempe ses lèvres dans le calice avec une sorte de sourire enfantin qui métamorphose momentanément la structure de son visage. Pendant qu’il me parlait chez « Fabris » je retrouvais l’homme sérieux et grave de mes lectures, mais avec ce côté enjoué et un peu blagueur que je découvrais. De temps en temps il lançait fièrement quelques mots d’argot appris après-guerre au sanatorium de Villiers sur Marne. « Alors la môme, ça va ? Et toi mon petit pote, ça gaze ? ». Il riait se remémorant cette ambiance potache du sana d’après les camps et sa résurrection dans les bras de la douce infirmière.
L’amour physique rédempteur tel que l’envisage Boris vient à bout de tous les maux. Une jeune fille guérit ici de son idéal fasciste après une étreinte sensuelle sur les bords du lac de Garde (dans la villa sur le lac). Une autre renaît à la vie dans les bras aimant du héros après avoir subi pendant toute son enfance les assauts forcenés d’un père abusif (dans La porte dorée). Soigner le corps par le corps.
Boris commanda encore une boule de glace et un caffè ristretto avec du sucre et bien sûr une goutte de lait : à côté. Le plaisir évident que Boris prend à table est lié au respect précis, stricte et presque maniaque des préparations en terme de température, consistance, épices. Pendant toutes les années qui suivirent, alors que nous partagions ici et là des repas, j’ai pu constater l’attention bien particulière qu’il consacre à son alimentation. Une discipline alimentaire qui est aussi sans doute un autre des impératifs du sportif.
D’abord il lui faut maintenant absolument de la soupe. Au déjeuner comme au dîner. Un soir à Strasbourg nous étions une dizaine d’amis beaucoup plus jeunes à le suivre dans toute la ville pour tenter de trouver cette sacrée soupe maintenant souvent absente des cartes de restaurant. Lui qui marchait déjà avec difficulté nous avait tous épuisés.
Une autre fois alors que notre film « Boris Pahor, portrait d’un homme libre » faisait l’ouverture du festival Atlantida à Palma de Majorque, j’arrivais de Paris une heure après lui et le retrouvais à l’hôtel encore attablé et un peu remonté. « Vous savez qu’ils m’ont donné une soupe glacée. C’est incroyable. Oui, oui, même pas froide ou tiède, mais réellement glacée. Je vous assure ». Il s’agissait évidemment du traditionnel gaspacho espagnol toujours servi froid. Une invention pour Boris décidément bizarre et même pure hérésie. Quelques jours plus tard toujours à Palma, nous étions sous une tente qui ne nous protégeait que bien peu d’un soleil ardant en ce mois de juin 2016. Cela ne semblait pas déranger Boris outre mesure. Il préférait toujours la chaleur au froid, haïssant viscéralement les courants d’air. Alors que nous étions tous incommodés et suants, notre vieil homme ordonna magistral qu’on réchauffât sa soupe qu’il jugeait par trop tiède. L’anecdote amusa et intrigua suffisamment Luis Martinez, le chroniqueur d’El Mundo assis à ses côtés qui en fit le point de départ de son article. « Que penser d’un tel homme », disait-il en substance, qui à un âge avancé demande qu’on lui réchauffe sa soupe par une température de 40° degrés ?Boris Pahor mange de la purée de légumes très chaude et épaisse. Et pour le dessert, c’est une glace. «Il faut d’abord réchauffer le ventre pour ensuite le refroidir. Moi ça me convient comme ça», déclare Pahor en souriant, laissant son interlocuteur décider tout seul si son compagnon de table est sérieux ou pas. »(El Mundo le 07/07/2016).
Boris Pahor déclarait l’année dernière aux journalistes qui lui posaient la sempiternelle question de son secret de longévité, que celui-ci tenait au café quotidien qu’il prenait à heure fixe, lequel, précisait-il, devait être absolument « bien sucré ». Cette information reprise dans de très nombreuses publications internationales sans plus de commentaires a dû laisser j’imagine beaucoup de lecteurs perplexes… L’excès de sucre est censé être nocif, n’est-ce pas ?
Aux repas quotidiens réguliers, légers, variés et bien équilibrés, Boris Pahor rajoute toujours leur dimension de plaisir. Quand son cardiologue lui demanda récemment d’abandonner le « ginkgo-bacopa » incompatible avec le médicament nécessaire à soutenir son cœur fatigué, il déclara qu’il préférait continuer à ingérer celui qui depuis 30 ans l’accompagnait et lui convenait parfaitement.
Au printemps 2009 quand je retournais à Trieste pour la deuxième fois nous nous étions revus Boris et moi entre temps à plusieurs reprises. Il était venu notamment à Paris en janvier pour une rencontre organisée par le Théâtre de l’Odéon avec l’écrivain hongrois Imre Kertesz (prix Nobel 2002). J’avais été le chercher avec Marine Tadié et l’avait filmé débarquant à Roissy tout seul comme un jeune homme sa valise souple à la main.
Kertesz est l’auteur d’« Être sans destin », un récit éblouissant à la première personne qui démarre au matin du jour de son arrestation à Budapest en 1944 alors qu’il n’a que 15 ans. Le lecteur entre peu à peu avec lui dans la tête de l’adolescent qu’il était alors, incapable d’envisager à cet âge la réalité de pouvoir mourir. Au fil de son témoignage à Auschwitz puis quelques mois après à Buchenwald, malade et presque perdu, il nous fait ressentir la résilience étonnante qu’il développe dans la fulgurance naïve de sa jeunesse vis à vis de ses bourreaux. Comme Pahor, Kertesz avait su se protéger du mal grâce à une étrange forme de confiance dans la résistance consciente de son corps. Comment dire cela autrement ?
J’avais hâte de voir les deux hommes face à face. Le meilleur moment avait été le déjeuner qu’ils avaient pris ensemble avant la rencontre. Car au théâtre de l’Odéon ensuite le modérateur eut bien du mal pour des raisons de langues et de traductions simultanées à les faire réellement dialoguer ensemble devant le public, chacun racontant l’un après l’autre ses expériences…
De retour à Trieste quelques mois plus tard nous terminions en fin d’après-midi un nouvel entretien harassant de près de 4 heures. Boris commençait à en avoir un peu marre. « Fabienne, vous n’en avez jamais assez », m’assena-t-il un peu contrarié. Toute la matinée avait déjà été consacrée à des plans extérieurs auxquels je tenais où il devait marcher dans la ville faisant ici et là des commentaires ou évoquant des souvenirs. Il faut savoir qu’il n’y a rien de plus éreintant pour le personnage filmé – comme pour ceux qui filment d’ailleurs – que de réaliser correctement c’est à dire avec naturel, avec les bonnes focales et les bonnes lumières, ce genre de scènes. Le sujet doit partir d’un point précis quand on lui fait signe, puis parler exactement à l’endroit prévu, et partir comme si de rien n’était vers une direction donnée en dépassant de quelques mètres la caméra. Et ainsi de suite. Cela semble simple dit comme ça mais cela devient un vrai casse-tête quand l’opération doit se reproduire comme ce jour-là plus de dix fois en quelques heures sous le soleil.
Je lui demandais pourtant après ce long entretien où il avait répondu à toutes mes questions les plus saugrenues de faire un nouvel effort car je voulais avoir des images de lui en train d’écrire. Vu son âge j’envisageais chacune de nos rencontres comme une éventuelle dernière fois. Alors stakhanoviste je tentais le tout pour le tout pour le convaincre d’accéder à mon désir de le filmer en face à face avec sa machine à écrire.
C’est après l’avoir lu que j’avais eu tellement envie de le rencontrer. Il était d’abord pour moi un grand écrivain. Et on avait quelquefois tendance à l’oublier lors des nombreuses rencontres où il se rendit après 2008 surtout sollicité en tant que témoin et survivant des camps.
Il avait pourtant passé sa vie à écrire délaissant chaque week-end sa femme, négligeant ses enfants, pour retrouver dans un petit village du Karst une chambre d’hôtel louée à l’année où il avait tissé avec sa Remington à la force du poignet, dans la durée, une œuvre cohérente et engagée. Professeur de littérature italienne dans une école slovène de Trieste pendant la semaine pour faire vivre sa famille, il n’avait guère de temps pour s’adonner à ses écritures. Publié très tardivement et même presque inconnu des lecteurs italiens jusqu’en 2008, il n’a pourtant jamais cessé de travailler. « Les écrivains connus italiens m’ignoraient à Trieste ou au café San Marco. Ils ne m’adressaient même pas la parole ». Quelle abnégation il lui avait fallu alors pour restituer tous les infimes détails de cette histoire italo-slovène et lui donner dans cette modeste chambrette du Karst cette dimension universelle qui touche aujourd’hui avec la même acuité un français, un allemand ou même un canadien. Écrire relève toujours un peu du miracle mais c’est d’abord une épreuve d’endurance, dans l’ombre, dans la solitude du coureur de fond. Son « petit peuple slovène » comme il dit, peut être fier d’avoir en son sein un tel athlète. Sport encore, car il faut vraiment avoir une vision, un objectif de dépassement, se sentir investi d’une mission pour mener à bien en cavalier seul, dans l’anonymat qui a été longtemps le sien, ce genre d’entreprise.
Les résultats sont là tangibles. Une forme d’extraordinaire récompense. Cette année à 107 ans les deux présidents, l’italien et le slovène se sont donnés la main pour une réconciliation symbolique des mémoires. Chacun a remis à Boris une médaille de la plus haute distinction de leur pays. Curieux podium olympique où il trônait lui le petit slovène bafoué, ignoré, fils du marchand de beurre de la Piazza del Ponte Rosso, dans sa chaise roulante sur la plus haute marche…
Après l’incendie, pendant tellement d’années, il avait dû se réapproprier sa langue slovène par lui-même, avec les livres qui passaient ici et là en cachette de main en main. Il avait été privé à Trieste des études classiques de littérature slovène auquel un habitant de Ljubljana avait pu prétendre.
« Je n’ai pas ce qu’on appelle une « belle écriture », me disait-il un jour. Je veux dire que je n’essaye pas de faire comme les autres des figures de style liées à des références littéraires que je n’ai pas eues. Car le fait est que je ne les ai pas, n’ayant pas fait mes études en langue slovène. Je n’ai lu les classiques slovènes que bien plus tard. Ils ne se sont pas insinués en moi de la même façon que quelqu’un qui les a rencontrés à l’école. C’est une langue que j’ai ressentie d’abord avec le cœur. Alors je n’essaye pas d’être ce genre d’écrivain comme Rebula, Janar ou Magris, mais de retranscrire au plus près avec exactitude et sincérité la façon dont j’ai vécu les événements que j’ai croisés. Vous savez quelquefois cela peut me prendre des heures pour faire une phrase qui soit juste. C’est tout un boulot. La littérature demande du temps. Mais ce temps je le dois aux générations futures et aussi à ceux qui ont disparu sous mes yeux pour défendre une certaine idée de l’humanité. Je me devais de dire toute ma vérité sur ce siècle terrible où l’Europe en proie aux pires horreurs a été sacrifiée sur l’autel des totalitarismes ». Dans « Trois fois non » ilrésume en peu de pages l’esprit des combats de sa vie : non au fascisme, non au nazisme et non au communisme de Tito.
Beaucoup de ses livres procèdent d’une vraie démarche littéraire. C’est le cas de sa trilogie triestine. « Jours obscurs », 2001(Zatemnitev) le deuxième volet est un chef-d’œuvre dans sa propension à nous faire ressentir le marasme de fin du monde qui régnait alors avant guerre en 1939 au centre de l’Europe. On y croise l’alter-ego de Pahor, Radko Suban errant dans une Trieste fantomatiqueaprès avoir abandonné le séminaire et rencontrant un moment l’amour dans les bras de Miya. On le voit partir combattre en Libye dans les rangs de l’armée italienne avant de s’engager en 43 dans la Résistance et être emmené finalement en Allemagne dans les camps avec dans son sac le petit colis de Miya…Comme Musil, Pahor saitdonner à ces moments de vide abyssal de la chair et du sang.
Boris Pahor accéda finalement ce jour-là à ma demande de le filmer devant sa machine à écrire.
« – Mais c’est qu’il me faut d’abord me changer », il avait dit avec un drôle d’air.
– Je ne peux pas me présenter en train d’écrire habillé comme ça.
– Ah bon ? », j’avais dit étonnée alors qu’il se dirigeait vers sa chambre.
Quand il réapparut il avait troqué son beau costume clair pour un survêtement marron foncé en tissu synthétique élastique et moulant avec des bandes blanches sur les bras. Le même que je portais au collège à la fin des années 60. Dans cette tenue « près du corps » à la Star Trek, c’était tout à coup un autre homme qui semblait plus malingre mais aussi plus alerte. Il ne se préoccupa d’ailleurs plus beaucoup de nous qui lui emboîtions le pas en préparant à la hâte la caméra le long des escaliers du jardin jusqu’en contrebas de cette maison accrochée à la pente raide. Il ouvrit de deux tours de clé la petite porte d’une sorte de sous-sol et nous fûmes plongés dans l’obscurité. «Voilà, ça c’est mon bunker », on l’entendit marmonner tandis qu’il allait à tâtons allumer une grande lampe d’architecte rouge. Dans le halo, une table de bois rustique sur laquelle trônait la fameuse Remington rutilante. Un bunker, il avait dit. Quelle idée ! Quelle idée ? Il écrivait donc ainsi, en survêtement et dans une pièce obscure qu’il appelait bunker. « C’est extrêmement romanesque », je pensais.
Boris déchaussa ses lunettes pour relire les dernières phrases sur la feuille restée sur le rouleau. Nous le filmions de loin en silence un peu intimidés. Il poussa soudain d’un geste sec le chariot et dans une cadence parfaite, jazzy, rappée, imprima aux touches de sa machine ce mouvement sec et régulier en levier des poignets. C’est qu’il faut donner de l’énergie physique pour que chaque marteau imprime sa lettre. C’est presque un travail de percussionniste. Cela existe d’abord au son. Du rythme de la machine dépend celui de la phrase. Ou l’inverse. Aujourd’hui, alors qu’il ne voit plus rien et que Vera sa dame de compagnie écrit pour lui sous sa dictée, il exige absolument qu’elle le fasse avec la Remington. Il a dit-il « besoin d’entendre la respiration si familière de sa machine pour structurer et agencer ses idées ». Réminiscence sonore de l’énergie de son corps mêlée aujourd’hui à celle que ses mots font surgir sous les jolis doigts de Véra assise face à lui devant la machine à l’autre bout de la table de la cuisine. Quelle drôle d’alchimie s’opère donc là ? Véra, Boris et la Remington écrivent une page chaque matin.
« Écrire, c’est d’abord obéir à une obsession » dit l’auteure Elisabeth Barillé. Écrire. C’est cela qu’il faisait devant notre caméra ce jour-là dans son bunker, comme un iguane aux aguets dans cette auréole de lumière. De l’autre côté dans la nuit, nous étions quatre en train de vivre un moment magique dans notre obsession à nous de vouloir filmer la sienne. Qu’écrivait-il donc à ce moment précis ? Je ne le saurais jamais.
Dormir, écrire, manger, faire l’amour mais aussi marcher. Car Boris a toujours marché beaucoup. Il le répète à l’envie. Après chaque repas il faisait un long périple avec sa femme sur les hauteurs de Trieste. « Pas la sieste, oh non » comme aujourd’hui, mais une promenade, toujours la même, sur le chemin de crête au-dessus du golfe. Et plusieurs fois par an il chaussait même ses chaussures de montagne pour des randonnées plus sérieuses sur les sommets acérés de ses Alpes Juliennes, dont le fameux Triglav, 2864 m. Oui Boris est un alpiniste. Il aime à regarder le monde d’en haut, tout près du ciel, là où la mer et la terre se mêlent. Dans l’azur.
On parle souvent de lui comme un errant, un vagabond, mais je crois qu’il sait très bien où il a voulu aller et pourquoi. Il a conduit sa vie comme un sport exhortant chacune des cellules de son corps à se résister, l’une vis à vis de l’autre. Il s’est maintenu dans cette tension du « logos » qui relie tout.
Un jour avant son anniversaire ce 25 août 2020 il m’a parlé de ça, du « logos » tel que l’envisage Héraclite : «Nous sommes des disant. Voilà. C’est ça notre boulot à nous les hommes, que de finir par réussir à dire quelque chose de ce qui nous a été donné : la nature, le monde physique, l’être… que d’essayer de se rapprocher le plus possible «par le dire » de cette unité à l’origine du tout. »
Un homme qui déclarait à la fin de mon film alors qu’il allait avoir 100 ans vouloir encore caresser le corps d’une jeune fille. Est-il un elfe ? Je ne crois pas. Un jour il paraît que cela a eu lieu. Une jeune femme est venue le retrouver dans sa chambre d’hôtel parisienne et s’est allongée nue à ses côtés comme dans « les belles endormies » de Kawabata…
À force de touches enfoncées sur sa Remington et d’interactions avec le monde, Boris Pahor continue à progresser dans cette tentative sans cesse renouvelée de dépasser l’obscurité du “logos”. Y parviendra-t-il ?
Alors ce sera la fin et il y aura une toute petite lumière qui surgira quelque part pour quelqu’un, forcément aveuglante.
Septembre 2020,
Fabienne Issartel, réalisatrice du documentaire « Boris Pahor, portrait d’un homme libre »
Bibliographie sélective
Pèlerin parmi les ombres, 1990, La Table Ronde, 1996, La petite Vermillon
La trilogie triestine :
Printemps difficile, 1995, Phébus, 2013 Libretto
Jours obscurs, 2001, Phébus
Dans le labyrinthe, 2003, Phébus
La Villa sur le lac, 1998, Bartillat
Arrêt sur le Ponte Vecchio, nouvelles, 1999, éditions des Syrtes, 2006, 10/18
La Porte dorée, 2002, les éditions du Rocher
Le jardin des Plantes, 2007, les éditions du Rocher
L’Appel du navire, 2008, éditions Phébus
Quand Ulysse revient à Trieste, 1955, trad. 2013, éditions Pierre-Guillaume de Roux
Place Oberdan à Trieste, 2018, nouvelles, éditions Pierre-Guillaume de Roux
Et si c’était à refaire : chemins de Boris Pahor, 2019, livre hommage, éditions Pierre-Guillaume de Roux