Zone Critique vous présente aujourd’hui une nouvelle carte blanche du romancier Clément Bénech, consacrée aux rapports qu’entretiennent littérature et photographie. Oui, la photographie existe : prenons-en acte.
L’autre jour, je me suis dit : on oublie trop souvent combien il est difficile, dans l’absolu, d’écrire un roman composé uniquement de mots. Difficile, parce que n’en déplaise à l’utopie du réalisme, les mots ne sont pas aussi intrinsèquement dans les choses que le radiocarbone. Et depuis la découverte de la photographie, c’est-à-dire depuis le moment où l’on a réussi à fixer sur un support ce que l’on pouvait capter dès l’Antiquité dans la chambre obscure, il faut admettre — il le faut — que le mot est devenu le Poulidor du réalisme.
La “suspension volontaire d’incrédulité”
Pourquoi ? Peut-être, tout d’abord, que nous ne sommes plus aussi naïfs (dans le bon et le mauvais sens du terme) que nos ancêtres qui allaient se faire conter les aventures d’Ulysse par les aèdes, ou celles de Roland par le trouvère debout sur un tonneau. Ce qu’ils prenaient pour argent comptant, nous le tenons pour monnaie de singe. Nous sommes plus enclins, en lisant, à agir en contrôleurs de poids et mesures qu’à nous laisser entraîner par le récit. Il y a aussi que le mot a été largement perverti, notamment par la propagande, par la publicité, par les spin doctors. Le mot, on l’aime bien, mais on le tient à l’œil.
L’image, pour reprendre le mot de Barthes, ça a été. Et malgré toutes les retouches que l’on peut y apporter, qui firent la fortune de maint dictateur, elle reste notre témoin par excellence — notamment lorsque elle comporte un grain un peu foireux, ce qu’ont bien compris les films d’horreur : films découverts, caméras de surveillance, à l’épaule… Si la tentative d’accréditation reste étroitement liée à l’histoire du roman, si les auteurs ont rivalisé de procédés de bandits pour nous faire avaler leur récit (ceci est un texte trouvé dans une vieille malle, ceci est une lettre tombée d’une poche), nous devons prendre la mesure de la confiance accordée à la photographie.
La lecture de fiction est une suspension volontaire d’incrédulité, dit la belle formule de Samuel Coleridge. Mais cette incrédulité, au fil des siècles, a tant gonflé qu’elle est devenue impossible à suspendre. La photographie, me semble-t-il, est le procédé qui nous redonnera notre crédulité originelle de lecteur, préalable à l’immersion totale dans le récit. En utilisant le mot procédé, je serai accusé de fouler aux pieds la divine inspiration du poète, peu soucieuse de ces calculs. Et si l’envie de la photographie préexistait chez les écrivains, comme le révèle la définition de la description littéraire parfaite selon Zola (une photographie) ?
Si j’ai commencé à me pencher sur le sujet, c’est que j’ai eu envie de mettre des images dans le roman que je suis en train d’écrire. L’envie est un ingrédient qui n’est pas très représenté dans les commentaires sur la littérature et tout ce qui l’entoure, mais elle existe, elle aussi. Et à mesure que ce projet s’est échauffé en moi, j’ai voulu en connaître la faisabilité (parce que je suis un petit capitaliste). Or je me suis rendu compte que non seulement il existait très peu de romans qui inclussent des images, mais encore qu’une sorte de loi non-écrite interdisait cette cohabitation.
Eh ! Pourquoi ce tabou ? me suis-je demandé, candide et plein d’allant. À mesure que j’ai questionné autour de moi sur le sujet, j’ai compris que le photo-roman[1] né en 1890 avec Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach, prolongé par André Breton dans Nadja, n’avait pas tout perdu de son pouvoir subversif. Les raisons que l’on m’a données sont assez multiples : le langage est roi en France — ce n’est pas faux ; il est techniquement compliqué d’insérer des photos — de moins en moins exact ; et on m’a dit aussi : la photo dans le roman, c’est un aveu d’échec. Un échec de quoi, si l’on a envie ? L’envie assouvie n’est-elle pas déjà une réussite ? Je ne connais aucune œuvre intéressante qui ne soit le fruit de la volonté.
Changer de jeu
Aveu d’échec. Beaucoup de commentaires à propos de la littérature empruntent au vocabulaire du jeu (c’est réussi ; c’est un peu facile ; etc.). Comme dirait Pierre Jourde, dans un autre contexte : la littérature ne serait-elle qu’une pyrotechnie ? En parlant de ce projet d’insertion de photos, j’ai eu plusieurs fois l’impression de tricher à quelque chose, de ne pas respecter un pacte tacite. André Breton, le premier à regarder la chose avec un œil pragmatique (mais un œil de rêveur pragmatique, celui qui organise froidement les conditions les plus efficaces du rêve) a eu cette phrase superbe : je ne veux pas changer la règle du jeu, je veux changer de jeu.
Je crois, pour ma part, et s’il m’est permis de m’exprimer dans cette affaire, qu’il y a une résistance freudienne (j’aimerais dire
inconsciente, mais elle ne l’est pas vraiment) envers la photographie dans le roman. Résistance à l’hybridation (idéal de pureté), mais aussi résistance au changement — qui existe depuis les temps immémoriaux. Notons aussi que ce duo maléfique permettrait à la littérature d’entrer dans une nouvelle dimension, une sorte de littérature au carré, et qui a envie de se lancer dans ce marigot ? Quel vertige !
Il n’y aurait pourtant rien de plus naturel. Nous communiquons aujourd’hui tout autant avec les mots qu’avec les images — MMS, Instagram, pièce-jointe… La presse, qui a toujours eu la tête beaucoup plus froide, a immédiatement pris le pli de la possibilité de récréation qu’il y avait dans l’image (le poids des mots, le choc des photos). On trouve aujourd’hui, sur Internet, des articles de pure-players qui combinent tous les médias en sachant exploiter l’apanage de chacun. Or j’ai le sentiment (arrêtez-moi si je me trompe) que la qualité d’une œuvre littéraire est fonction de son taux d’expression, donc de sa résonance avec son auteur. Et l’homme contemporain, qu’il écrive ou non, romance sa vie en passant par la photographie. Pourquoi, une fois devant son carnet, l’écrivain se contorsionnerait-il pour l’éviter ?
Osons cela : la description littéraire, depuis le début du XXème siècle où l’on a pu mêler la photographie et le roman, est une performance. Performance, au sens qu’elle refuse la facilité (photographie) pour s’imposer le mot (waw, il a décrit ce parpaing en trente lignes !). Pas toutes les descriptions, bien sûr : sans négliger tout le nuancier qui les en sépare, il faut dissocier les auteurs qui utilisent le langage comme matière finale, et ceux pour qui elle n’est qu’un vecteur, amené à se dissoudre dans l’opération. Pour les seconds, et ceux qui s’en rapprochent, la photographie a un rôle à jouer.
L’artiste, ou l’écrivain en l’occurrence, doit être un extraterrestre, ne rien savoir de son art, pour se rapprocher au plus près du livre qu’il porte en lui. Son meilleur livre sera son encéphalogramme. Ma seule fierté, écrit Éric Chevillard, est que si je n’écrivais pas mes livres, personne ne le ferait à ma place. Qu’écrirait un Sélénite en débarquant sur Terre ? Ne voudrait-il pas introduire des photographies dans son récit, puisque c’est possible ? Je ne dis pas qu’il faille user systématiquement de la photographie, loin de moi une idée aussi idiote. Il ne faut rien, en art. Simplement, qu’il me semble bénéfique d’en prendre acte : la photographie existe. Le surréalisme avait ouvert une brèche, qui s’est refermée faute d’être pratiquée ; portons de nouveau l’estocade.
L’auteur allemand W. G. Sebald est peut-être celui qui a, le mieux, pris acte de la cohabitation entre récit et photographie. Il s’en explique simplement dans cette conférence avec Susan Sontag (entre 28’ et 33’).
[1] À ne pas confondre avec le roman-photo, genre au succès jamais démenti qui s’apparente plutôt à la bande-dessinée.