Loïc Chaigneau est essayiste et directeur de l’Institut Homme Total. Dans son dernier ouvrage, Marxisme et Intersectionnalité (Delga), ce jeune héritier du philosophe Michel Clouscard critique l’intersectionnalité, théorie selon laquelle une personne est plus encline à subir de multiples discriminations en fonction de son genre, son ethnie ou encore sa classe. Si cette thèse est partiellement juste, elle manque la cause suprême des dominations qui reste, selon l’auteur, l’exploitation sociale consubstantielle au capitalisme…
D’emblée, il s’agit pour Chaigneau de pointer ce qui constitue le point commun le plus saillant entre d’une part la droite réactionnaire et ce qu’il nomme la gauche postmoderne, à savoir le réductionnisme discursif, limitant le réel aux simples discours. En effet, ces « idéalistes bêtes » (Lénine), occultant les conditions matérielles objectives de nos existences et proclamant l’autonomie de la superstructure, ont notamment en commun un irrationalisme primesautier, un anti-marxisme forcené mais aussi un scepticisme récusant toute possibilité de connaître les totalités philosophiques. En établissant une césure entre le sujet et l’objet, puis entre le phénomène et la chose en soi, les postmodernes réhabilitent le kantisme tout en refusant les outils hégéliens pour penser l’Histoire.
Les adeptes de la déconstruction s’attardent lourdement sur le signifiant, tout en esquivant ce qui le fonde, à savoir la réalité du processus du production capitaliste où s’affrontent ceux qui sont dépossédés des moyens de production et ceux qui les détiennent.
Pour exemplifier son propos, l’auteur cite notamment les cas emblématiques de Michel Foucault et de Lyotard. Tandis que le premier reprend la méthode généalogique nietzschéenne en se faisant le thuriféraire d’un souci de soi proche du stoïcisme, le second proclame la fin des métarécits dont ceux d’Hegel et de Marx. Selon ces visions du monde, seuls les discours valent la peine d’être déconstruits, analysés ou encore combattus. Ainsi, ces dualismes constructivistes et parcellaires peuvent être qualifiés d’anti-essentialistes, puisque le sujet est incapable d’entamer un processus de subjectivation du réel afin de transformer concrètement celui-ci. Pour prendre un terme linguistique, les adeptes de la déconstruction s’attardent lourdement sur le signifiant, tout en esquivant ce qui le fonde, à savoir la réalité du processus du production capitaliste où s’affrontent ceux qui sont dépossédés des moyens de production et ceux qui les détiennent.
De plus, ce refus des totalités s’ancre dans la lutte contre le « totalitarisme ». Concept fourre-tout prisé par les défenseurs invétérés de l’idéologie dominante, il recouvre tout autant le stalinisme que l’hitlérisme. Hannah Arendt, qui a longuement développé cette notion, lie celle-ci au règne du Parti unique, au contrôle de l’information, à l’atomisation des individus ou encore à la surveillance généralisée de la population par une police politique. Or, l’élève-amante d’Heidegger, dont les ouvrages sont parsemés de références à son maître, oblitère les forces réelles à l’œuvre dans l’émergence des différents mouvements d’extrême-droite, à savoir celles du Capital. Ce totalitarisme, qui tirerait sa source d’un penchant pour la totalité propre à la philosophie occidentale initiée par Platon (Popper), met sur le même plan des processus d’émancipation portés par le socialisme réel et des factions ouvertement réactionnaires. Cependant, Arendt, Lyotard, Popper et leurs frères de pensée tendent à oublier la persécution des syndicalistes italiens par Mussolini, le soutien du patronat français à Hitler (« Plutôt Hitler que le Front Populaire »), ou encore le ralliement de la bourgeoisie espagnole à la dictature franquiste. Si les problèmes de terminologie, le racisme ou encore l’antisémitisme servent à comprendre partiellement les phénomènes politiques extrémistes, Loïc Chaigneau rappelle que ceux-ci sont avant tout le fruit de situations ancrées au sein de contextes économiques tangibles.
En outre, le jeune philosophe se livre à une critique de la figure de l’intellectuel dans la lignée de François de Negroni. Bien souvent dégagé des vicissitudes matérielles du prolétariat, méprisant à l’égard de celui-ci (le « beauf » décrit par Sartre), ce révolutionnaire en chambre typiquement français dont le dernier avatar est BHL, manque très souvent la lutte sérieuse amorcée par les travailleurs. Cette posture, qui se révèle être une imposture, est illustrée avec brio par l’anecdote relatée par Chaigneau : alors qu’elle s’entretient avec Simone Weil, Simone De Beauvoir affirme avec aplomb qu’il faut donner du sens aux démunis plutôt que de leur donner du pain. L’autrice chrétienne lui répond, cinglante, « on voit bien que vous n’avez jamais eu faim ». Si ces philanthropes font souvent preuve d’un humanitarisme larmoyant, à la manière des Enfoirés, ils ne font rien pour remédier à ce qui engendre la misère qu’ils dénoncent avec tant de vigueur.
L’intersectionnalité : un enfant du postmodernisme ?
Tout d’abord, il est important de connaître l’origine de cette notion très en vogue dans les milieux universitaires, à savoir l’intersectionnalité. Énoncé la première fois dans Cartographie des Marges de Kimberlé Williams Crenshaw (1989), ce terme signifie qu’une personne est susceptible de subir de manière plus significative des discriminations si elle accumule des facteurs de mépris social comme le fait d’être une femme, racisée, handicapée ou encore homosexuelle. Si Loïc Chaigneau ne remet pas en cause cette idée, il lui reproche son incomplétude : en effet, Crenshaw souhaite s’attaquer à ces injustices sur le plan légal, tout en ne remédiant pas à ce qui fonde le droit, c’est-à-dire la manière dont la société est organisée sur un plan économique. Plus proche d’Angela Davis, l’auteur cite cette dernière : « Je crois que de plus en plus les Noirs voient le racisme et toute l’oppression dirigée contre les Noirs comme une partie d’un système plus grand, comme une partie du capitalisme » (Entretien France Culture, 1975).
Si Chaigneau ne rechigne pas à reconnaître le statut d’opprimé à ces différents groupes concernés par l’intersectionnalité, il critique ce culte de la victimisation qui, loin de déranger le Capital, raffermit ses bases.
De plus, si Chaigneau ne rechigne pas à reconnaître le statut d’opprimé à ces différents groupes concernés par l’intersectionnalité, il critique ce culte de la victimisation qui, loin de déranger le Capital, raffermit ses bases. En créant artificiellement une guerre entre les ethnies et entre les sexes par une prolifération de débats plus hostiles les uns que les autres, le postmodernisme et son engeance, l’intersectionnalité, se font les idiots utiles du capitalisme mondialisé. En effet, ce dernier, ébranlé par différentes crises, a tout intérêt à organiser une « guerre civile entre les pauvres » (Clouscard), à fomenter des conflits horizontaux afin de préserver le statu quo. In fine, personne n’en sort vainqueur puisque les divers opprimés n’ont pas renversé la cause première de leurs maux. Ainsi, ce réformisme ne fait qu’aiguiser les tensions sans aborder le rapport production/consommation, ou encore l’écart exorbitant de richesses entre les différentes classes sociales. Afin de clarifier sa dénonciation de cette gauche postmoderne, Loïc Chaigneau aborde différentes situations concrètes : Barack Obama est-il progressiste étant donné que son mandat a vu exploser le nombre d’expulsions d’immigrés aux États-Unis ? Margaret Thatcher est-elle à porter aux nues en dépit des résultats brutaux de sa politique néolibérale par le fait qu’elle soit une femme? Tout cela n’a guère de sens. Non sans insolence, le philosophe rapproche les militants intersectionnels d’Éric Zemmour : si l’éditorialiste se vante, ex cathedra, de « ne pas employer les mêmes mots » que ces derniers, il n’en reste pas moins qu’il se limite comme eux à la « phraséologie » (L’Idéologie Allemande). Opposer un champ lexical à un autre revient à stagner sur le plan du réel. Pire que cela, le réductionnisme discursif peut donner raison à l’adversaire réactionnaire : s’il y a plus d’étudiantes dans les universités en Occident, le nombre de SDF de sexe masculin est supérieur à celui des SDF de sexe féminin dans les rues européennes. Comme cela peut se prouver par la statistique, la rhétorique d’une certaine droite gagne du terrain, tout en faisant reculer le moteur de l’Histoire qu’est la lutte des classes.
Enfin, Loïc Chaigneau nous fait remarquer que l’intersectionnalité et sa matrice postmoderne s’attaquent à différents points cardinaux du marxisme comme l’universalisme, la confiance en la science ou encore le féminisme matérialiste. Le premier, mettant en avant l’unité profonde du genre humain malgré ses particularités, est notamment mis à mal par les théories décoloniales. Le second, attaqué par les nietzschéens de gauche ou par les néo-heideggeriens, est remis en cause par le relativisme ambiant selon lequel la vérité n’est pas une adéquation avec ce qui est, mais la victoire d’une volonté de puissance sur les autres, ou le dévoilement de l’être caché. Quant au troisième, il est miné par les revendications féministes individualistes libérales (libfem) selon lesquelles les femmes doivent pouvoir choisir « librement » la prostitution. Nous sommes bien loin de cette déclaration d’Eléonore Marx : « Que disparaisse le mode de production capitaliste, disent les Socialistes, et la prostitution disparaîtra ».
Contre la liberté des libéraux-libertaires qui peut s’identifier à celle du renard dans le poulailler, Loïc Chaigneau se risque à réhabiliter le matérialisme dialectique et historique théorisé par Marx et à proposer ce qu’il nomme un communisme du sublime.
Pour un communisme du sublime
S’il y a un réflexe à ne pas contracter en lisant Marx, c’est de le réduire à un scientisme sans conscience. Contre un certain marxisme-léninisme objectiviste et borné, pour qui le marxisme est un dogme religieux, et contre un subjectivisme irrationaliste adolescent, Loïc Chaigneau reprend la thèse de Lukács selon laquelle le marxisme est un outil, certes imparfait mais très performant, pour comprendre les contradictions internes des sociétés humaines. Ainsi, il s’agit de toujours réactualiser cet outil, de le remettre à jour sans quoi nous retombons dans l’idéalisme si vivement critiqué par Marx et Engels. Bien évidemment, l’Histoire ne connaît pas une marche ascendante univoque prédéterminée par une Idée. Cependant, elle peut avoir un sens, à entendre comme direction et signification, une progression qui n’empêche pas des régressions temporaires : rappelons que Lénine compare l’Histoire à une sphère qui parfois avance et parfois régresse. Le philosophe Michel Clouscard, quant à lui, parle de la possibilité de « pourrissements de l’Histoire ».
Sans renouvellement du matérialisme dialectique et historique, Loïc Chaigneau nous prévient du risque d’un appauvrissement intellectuel du marxisme, incarné notamment par le post-marxisme, dont Ernesto Laclau et Chantal Mouffe sont les représentants majeurs. Une fois de plus, les signifiants vides théorisés par ce courant supplantent les analyses de classe jugées archaïques : par exemple, la classe ouvrière comme bloc est récusée au profit d’une multiplicité hétérogène et fragmentée. Si Marx a mis un point d’honneur à définir son système comme un monisme matérialiste pour qui le réel existe indépendamment de nos représentations subjectives, les intersectionnels, les postmodernes et les post-marxistes s’emploient à détricoter le réalisme philosophique marxiste au profit d’un nominalisme flou : on emploiera notamment le terme de « Peuple » plutôt que celui de « prolétariat », et on substituera « les riches » à la « bourgeoisie ». A l’inverse, il s’agit de donner à la classe sociale sa juste place : elle n’est certes pas tout, mais elle surdétermine les représentations d’un individu. A force de vouloir « dépasser » Marx (Bourdieu), l’intelligentsia dite de gauche a fini par s’en passer.
Pour finir, Loïc Chaigneau propose pour sortir de ces impasses idéologiques un communisme du sublime. Rappelons que la sublimation nous permet « de transformer une pulsion pour lui apporter une valeur ajoutée dans l’action, dans les valeurs, dans l’esthétique ». En postulant ceci, l’auteur nous propose de partir du communisme « déjà-là » (Friot), c’est-à-dire qui suppose un travail permanent du négatif : la sécurité sociale organisée par Ambroise Croizat en est le meilleur exemple. En somme, le communisme du sublime permet de transcender le mécontentement associé au spontanéisme des masses pour construire une finalité historique, celle de l’abolition du mode de production capitaliste, et cela à la lumière des réussites passées du mouvement communiste.
Cet ouvrage, tout à la fois provocateur et revigorant, propose d’abord de battre en brèche le réductionnisme discursif de l’idéologie dominante, puis de poser les bases d’un avenir humaniste, universaliste et progressiste, tout en assumant l’héritage historique du communisme.