Découvrons une voix irrévérencieuse qui résonne avec franchise. Un style alerte qui nous galvanise. Souhaitons la bienvenue à l’ensorceleuse écrivain liégeoise Charlotte Bourlard qui signe un premier roman insolite, L’Apparence du vivant aux éditions Inculte dont la mission est d’« éditer la forme littéraire que peut prendre le monde contemporain » (1).
« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera cet embrouillement ? » (2) Probablement, l’écrivain Charlotte Bourlard, avec une œuvre effrontée L’Apparence du vivant, qui nous accompagnera en souriant durant l’expérience extrême de la lecture d’un premier roman absolu qu’elle a confié aux dynamiques éditions Inculte.
Terres d’épouvante
En découvrant avec stupéfaction la couverture du roman radical de l’efficace écrivain Charlotte Bourlard, L’Apparence du vivant, laissons-nous immédiatement fasciner par l’angélique chimère aux yeux bleus réalisée par la sculptrice américaine Kate Clark (3) qui pratique la taxidermie artistique. Fixons les yeux sur la reproduction couleur d’une œuvre intitulée : And she meant it. Admirons la sincérité dans son regard bleu océan. Ce sera ce regard bouleversant et sincère qui nous guidera durant la lecture éprouvante et prenante de ce conte outrenoir qui nous dérange parce qu’il nous hante mais nous amuse aussi : « Un conte de fée qui a mal tourné » s’exprime l’écrivain interrogée par une radio belge (4). Planent dans les corridors de notre esprit stimulé par cette lecture intense, les âmes audacieuses et poétiques des écrivains Gaétan Soucy (5), Mary Shelley, Bruce Bégout, Gabrielle Wittkop (6) et Jean-Pierre Martinet. On pense au « conte métaphysique », La Petite Fille qui aimait trop les allumettes ; au conte philosophique, Frankenstein ou Le Prométhée moderne ; au « roman par fragments » L’Accumulation primitive de la noirceur (7) ; au journal amoureux, Le Nécrophile ; au « récit halluciné » La Somnolence. Nous avons survécu à ces excursions littéraires charnelles sur ces terres d’épouvante ; nous survivrons à cette nouvelle excursion — accompagnée — en milieu extrême et toxique. La jeune Charlotte Bourlard nous aidera à apprivoiser la peur qu’elle génère en écrivant cette histoire à dormir les yeux grands ouverts. Elle lâchera notre main seulement quand elle l’aura décidé — protectrice.
La jeune Charlotte Bourlard nous aidera à apprivoiser la peur qu’elle génère en écrivant cette histoire à dormir les yeux grands ouverts
Histoire d’amour conditionnel
Sa narratrice, vengeresse au passé énigmatique et accro aux sirops pharmaceutiques, est une jeune photographe aux abois qui voulait « des vieux nus aux yeux ouverts » comme modèles — et aura toute sorte d’autres modèles morts ou vifs dont elle se servira —, qui passe une annonce dans le journal et fait la connaissance, à Liège, de madame Martin aux « grands yeux gris qui veulent mourir », puis de monsieur Martin aux « yeux fabriqués en Allemagne ». Les Martin, un couple inséparable et stérile de croque-morts qui sont à la retraite depuis quinze ans. La jeune femme que « personne ne (…) soupçonne jamais de rien » s’installe chez eux, dans leur « funérarium désaffecté » peuplé de « fantômes oubliés » et de « chimères naturalisées », où elle devient auprès de « madame » — taxidermiste depuis quarante ans car désillusionnée par le mariage — qui « ressemble à une grand-mère innocente », « sa dame de compagnie et l’animal qu’elle s’amuse à dresser ». Dressage nécessaire pour « mériter leur réussite » car les Martin ont amassé une fortune « enfermée dans des cercueils » dont héritera la jeune photographe : « Je suis une élève douée ». Les plans de cette jeune femme résolue et de « la vieille » croque-mort-taxidermiste vont converger : « J’avais trouvé le moyen de disparaître » ; « Elle me demande plusieurs fois par jour que je l’achève ». Ainsi naîtra une véritable histoire d’amour conditionnel entre elles deux : « Je n’ai aimé personne avant elle » ; « Tu vas voir comme on va s’aimer ». C’est tout vu : elles développeront une relation exclusive et exigeante de dépendance et de tendresse qui durera dix années. Avec la bénédiction muette de monsieur Martin qui attend, élégant et immobile, dans la pénombre de la chambre conjugale, de célébrer une nouvelle fois ces noces avec madame qui tarde à le rejoindre : « Derrière ses yeux ouverts, [on] devine les ombres des fantasmes qui s’y sont incrustés ». Le temps qu’il faudra pour se vouer à l’éducation et à l’apprentissage ; madame prend en main la jeune femme : « Elle m’apprend à réfléchir » ; elle lui montre comment « maîtriser l’art de ressusciter les morts ». Ensemble, les deux complices complotent : « On mûrit nos plans ». Un pacte amoureux et diabolique est scellé : on échange des promesses de richesse contre des « promesses d’éternité ». On murmure des « promesses magiques » en s’exerçant aux gestes méticuleux et sacrés que requiert la pratique délicate de la taxidermie. Avec des spécialités maisons aux ingrédients secrets qu’on dose avec soin, on s’amuse à empoisonner les proies convoitées ou providentielles qui serviront de sujets d’expériences artistiques. On achève les modèles vivants pour achever l’œuvre taxidermique. On se focalise sur chaque détail pour les réinventer ces modèles ressuscités, leur rendre une nouvelle vie. Derrière ses grilles, le funérarium sert de « laboratoire hanté » et clandestin, lieu de transformation, où se produisent des métamorphoses, nurserie de chimères, atelier d’alchimie miraculeuse où ressuscitent les êtres vivants à qui on a volontairement ôté la vie et qu’on cherche à réparer, à refaire, à améliorer, qu’on sculpte pour alléger leurs âmes d’êtres sensibles. On peaufine la technique. On se prépare à accomplir le Grand-Œuvre, on redonnera l’apparence du vivant aux amours mortes.
Un pacte amoureux et diabolique est scellé : on échange des promesses de richesse contre des « promesses d’éternité »
Honnêteté dans l’horreur
Âmes sensibles ne pas s’abstenir, la vie ne peut pas toujours être aussi rose et douce qu’un vagin. Tel est le secret. « Les fées qui se sont penchées au-dessus de [son] cercueil » (lapsus d’écrivain) (8) lui ont probablement révélé ce secret qu’elle nous dévoile à son tour indice après indice : c’est à la façon de chipoter avec les mots que l’on reconnaît le talent de l’écrivain. Comme « c’est à la façon de positionner un animal que l’on reconnaît le talent du taxidermiste ». Un roman générateur de visuels saisissants, d’instantanés terrifiques ; autant de peintures vitriolées et surréalistes d’un monde agonisant qui ressuscitera car « c’est à la fin que tout commence » (9). Avec une formidable honnêteté dans l’horreur, la narratrice raconte crûment dans le détail des séquences de son quotidien inconcevable auprès de monsieur et madame Martin. Lui, qui garde le lit dans la chambre conjugale pour une raison qu’on soupçonne lentement sera le témoin inerte et consentant d’une partie des agissements suspects de son épouse et sa jeune protégée ; de leurs célébrations vengeresses, de leurs trinqueries : « On trinque aux dépressifs qui ne passeront pas la nuit », de leurs mises en scène photographiques macabres et festives, de leurs jeux de séduction, de leurs danses et de leurs caresses consolatrices, des soins prodigués par la jeune élue à madame Martin en échange de son éducation aux choses de la mort. Elle, vouée à la décrépitude, qui attend l’heure suprême avec une féroce impatience : « Je la serre dans ma chaleur pour l’empêcher de mourir » ; « Je caresse sa peau pour l’empêcher de vieillir » ; « Elle me déteste de la voir si vieille ». La vieillesse, cette écharneuse : « je frictionne sa peau qui se détache déjà ». La dame de compagnie observe la vieille rétrécir comme peau de chagrin ; s’abîmer dans la vie qui n’altère pas pour autant leur cruauté enfantine : « je voulais voir à quoi ressemblait la mort » ; « elle veut voir comment on pourrit ». Également, avec une formidable honnêteté dans l’horreur, la narratrice raconte crûment dans le détail des séquences de son passé inadmissible auprès d’un voisin suicidé, amateur de photographie et de fillette ; d’un frère incestueux et tortionnaire ; d’une mère démissionnaire et violente : « Je me suis entraînée à devenir une statue ». On explore ainsi les racines de la cruauté de la jeune photographe. « J’ai attendu d’être grande pour me venger. »
La vieillesse, cette écharneuse
Huis clos étouffant
Quand à l’intérieur du funérarium, où résonne opportunément et judicieusement la musique classique : « La vieille m’a appris à écouter la musique classique », on bricole les corps morts ; à l’extérieur, on parcourt la ville repoussoir en chantier — défigurée – on traverse un paysage urbain cauchemardesque, hostile et sauvage. Alternativement, on s’échappe, d’un côté ou de l’autre des grilles du funérarium, du huis clos étouffant et malsain mais affreusement comique entre la vieille et la jeune photographe. On partage la clandestinité d’êtres effarés et désemparés qu’elles rencontrent ou visitent ou invitent et qui sont aussi comme elles prisonniers dans leur vie et qu’elles vont prendre au piège ou libérer. C’est selon. L’innocence animale ne sera pas épargnée non plus. On sacrifie des vies pour les travaux pratiques taxidermiques. Un chiot : « Il est tellement douillet qu’on a envie de l’aimer. Madame me tend une seringue. Il ne se méfie pas. Elle attend, immobile. Je le pique dans l’abdomen. » Un cygne : « Elle le caresse jusqu’à ce qu’il lui offre son âme. J’enfonce un morceau d’ouate dans le bec d’Auguste, et un autre dans son anus. » On sacrifie aussi une autre vie inoffensive pour cette fois-ci satisfaire la vengeance. Un chaton : « Il bouge encore, un peu vaseux, à moitié mort, ça ne devrait plus tarder. À la vue du chat, les yeux de Suzanne s’embuent. Un sourire flasque fend son visage par le milieu. Madame se poste face à son ancienne rivale pour mieux la regarder. “Bon anniversaire Suzanne. C’est notre dernière visite. Il te tiendra compagnie.” » Et le lecteur tremble et rit de les voir si cruelles et aventureuses dans leurs cheminements criminels. Leur énergie dévastatrice est galvanisante grâce à l’usage systématique de ces phrases-guillotines qui tranchent la chair du récit. Une spécialité que goûte l’écrivain Charlotte Bourlard pour notre plus grande joie littéraire. Et parce que « la précision est une question de volonté », nous apprécierons grandement quoique douloureusement les séances d’atelier de taxidermie : « Madame raccommode sa peau avec des petits points serrés qui le suturent de la queue jusqu’au sternum », le cygne, « Auguste est réparé » ; « Je fouille avec mes ongles la viande rose et tendre comme un vagin, l’odeur acide de la chair fraîche » ; « Avec un cure-crâne, j’évacue ses souvenirs, qui glissent en crachotant, flasques et adipeux », le chiot est réparé également. Nous constaterons qu’elles sont prêtes à passer aux choses sérieuses ; nous n’avons encore rien lu. Le pire est à venir. Gardons les yeux ouverts.
« Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres. » (10) La magie noire de la lecture de Charlotte Bourlard opère sur notre cerveau qui recèle des passages secrets vers les abîmes et nous regardons soudain le monde autrement car il prend l’apparence du soupçon. L’écrivain peut lâcher notre main : notre peur est sincère mais chimérique.
Estelle Ogier
Bibliographie :
Bourlard, Charlotte, L’Apparence du vivant, éditions Inculte, 2022.
Évènement :
Charlotte Bourlard sera invitée au Festival International du Roman Noir à l’occasion de la 25e édition qui se déroulera du 24 au 26 juin 2022 à Frontignan (France, Hérault)
(1) https://www.livreshebdo.fr/article/nouveau-depart-la-derniere-marge-dinculte
(2) Pascal, Pensées
(4)https://rcf.fr/culture-et-societe/nos-auteurs-ont-la-parole?episode=212598&share=1
(8)https://rcf.fr/culture-et-societe/nos-auteurs-ont-la-parole?episode=212598&share=1
(9)https://rcf.fr/culture-et-societe/nos-auteurs-ont-la-parole?episode=212598&share=1
(10)Emily Dickinson, Une âme en incandescence. Cahiers de poèmes. 1861-1863