Christo Vladimiroff Javacheff a 22 ans quand il arrive seul à Paris en 1958. Étudiant à l’Académie des Beaux-Arts de Sofia, en Bulgarie, il réussit à fuir le bloc communiste depuis Prague par l’Autriche, puis la Suisse jusqu’à Paris, où il rencontre Jeanne-Claude Denat de Guillebon. Leur ville d’adoption sera définitivement New York, où ils s’installent dès 1964, mais les sept années parisiennes auront constitué une expérience déterminante dans l’évolution de leur pratique.
Lorsqu’il arrive à Paris, le travail principal qu’on lui confie est de peindre des portraits de familles de la haute société. En parallèle, il commence à emballer de petites boîtes métalliques et des bouteilles avec du tissu, en utilisant de la laque et de la ficelle. Au fil du temps, cette forme d’emballage devient l’un des facteurs les plus connus de ses années parisiennes. Son principal intérêt était de montrer les différentes lignes de force des objets du quotidien en jouant avec de différentes textures, matériaux et couleurs.
En 1961, Christo occupe une petite chambre rue Saint-Sénoch, dans le 17earrondissement, avec vue sur l’Arc de Triomphe. L’idée de l’emballer verra le jour cette même année. Trente-six ans après l’empaquetage du Pont-Neuf et vingt-six années après celui du Reichstag, l’empaquetage de l’édifice historique de la place de l’Étoile a finalement lieu. L’installation est réalisée grâce aux instructions que Christo et Jeanne-Claude avaient préparées il y a quelque temps. 25 000 mètres carrés d’un tissu argenté et bleu sont utilisés pour recouvrir l’ensemble du monument, attaché par de longues cordes rouges. Les toiles onduleront en fonction du vent, ce qui, d’une part, éviterait d’endommager le monument conçu au XIXe siècle, et d’autre part, donnerait un aspect changeant et aléatoire à l’œuvre d’empaquetage.
L’installation comme figure temporaire
La durée limitée de l’œuvre, qui avait déjà caractérisé les empaquetages du Pont-Neuf et du Reichstag, a toujours été présente dans la vision artistique de Christo et Jeanne-Claude : « Tous nos projets temporaires ont un caractère nomade, transitoire, ils sont en perpétuel mouvement, disait Christo. Ces œuvres ne sont visibles qu’une fois dans une vie, mais restent gravées dans les mémoires. Cet aspect est essentiel dans notre démarche et rappelle un principe résolument humain : rien ne dure éternellement, et c’est là toute la beauté de la vie ».
Leurs installations dans l’espace public sont « temporaires » plutôt qu’« éphémères » : « L’éphémère est associé à l’art contemporain, or Christo ne voulait pas être associé au Land art » résume Sophie Duplaix, la commissaire de l’exposition qui a eu lieu cette année au Centre Pompidou. Leurs œuvresne s’inscrivent pas dans la durée, c’est un processus autre. L’empaquetage de l’Arc de Triomphe vise à déconstruire le système traditionnel de l’art, car il s’agit d’une œuvre essentiellement éphémère, « inexposable » dans le cadre d’un musée.
Une œuvre en dehors du musée
Christo et Jeanne-Claude rejettent le musée comme abri pour toute œuvre d’art, en la rendant, par définition, inexposable et intransportable. A la manière du Land Art, le duo d’artistes abandonne le monde de l’institution artistique, soumettant leurs collaborations à l’épreuve de l’espace public.
L’arc pris dans le cadre primaire, celui avec un caractère fonctionnel et artistique précis, devient un arc d’un nouvel ordre, avec une fonction différente, ainsi qu’une autre manière de se montrer artistiquement.
La frontière entre l’art et le non-art
Christo et Jean-Claude ont été confrontés à toutes sortes de limites : esthétiques, administratives, politiques, sociales. La notion de « frontière » occupe une place centrale dans leur travail, car elle agit comme une redéfinition de chacun de leurs projets. En général, ce qu’ils tentent de remettre en question, c’est la frontière même entre l’art et le non-art.
La notion de « frontière » occupe une place centrale dans leur travail, car elle agit comme une redéfinition de chacun de leurs projets. En général, ce qu’ils tentent de remettre en question, c’est la frontière même entre l’art et le non-art.
Dans le cas de ce dernier projet, on passe d’un arc naturel à un arc empaqueté. Cette transformation fait passer du cadre de l’urbanisme, auquel appartient a priori l’œuvre d’art qu’est l’Arc de Triomphe, au cadre atypique, nouveau et ambigu que constitue l’empaquetage. L’indétermination survient lorsque leur projet nous amène à nous demander si ce que nous avons sous nos yeux s’agit ou non d’une œuvre d’art.
Cette indétermination peut ainsi être comprise comme une manière de révéler le fondement même de l’art contemporain. Christo et Jeanne-Claude ont essayé de mettre en crise les principes canoniques qui définissent traditionnellement l’œuvre d’art. Notamment depuis la période romantique, en passant de la notion de figuration à celle de création elle-même.
Toujours en dialogue avec l’art de leur temps, le couple d’artistes se caractérise par un style très particulier. Proches du Nouveau Réalisme, un mouvement fondé par le critique d’art Pierre Restany en 1960, ils contestent l’approche théorique de Restany, qui les associe au dadaïsme. Ils ont progressivement abandonné le travail sur toile pour se consacrer à la sculpture de l’espace. Cependant, bien que travaillant à partir d’objets existants, ils n’ont jamais suivi les traces du ready-made de Marcel Duchamp. Leur terminologie leur est propre : ils parlent de paquets, et pasd’emballages.
Comme la sociologue Nathalie Heinich a déjà remarqué à propos de l’empaquetage du Pont-Neuf (Le Pont-Neuf de Christo: Ouvrage d’art, œuvre d’art ou comment se faire une opinion, 2020), l’empaquetage de l’Arc de Triomphe est un véritable défi, car il occupe une position limite par rapport à tous les domaines auxquels il appartient : ce n’est pas tout à fait une œuvre d’art, ce n’est pas vraiment un monument, ce n’est pas non plus une publicité, ce n’est pas tout à fait de la sculpture, mais c’est un peu de tout cela. L’œuvre d’art n’est pas l’objet, c’est le processus : « Comme vous en ce moment, vous faites partie de l’œuvre, que vous le vouliez ou non », a dit Christo.
En effet, on ne peut pas rester indifférent face à l’empaquetage de l’Arc de Triomphe. Ce dernier projet du couple conduira à un renouvellement de notre rapport au monument et ses volumes. Et pas seulement, puisque cet événement constitue un véritable défi à l’opinion car il la provoque et la rend problématique tout à la fois. Cela est dû, avant tout, à son indécidabilité, débitrice de la position-frontière qu’il occupe.
Depuis ce samedi 18 septembre et pendant seize jours, les voitures, les passants et la foule de touristes pourront circuler comme d’habitude près de l’arc. L’empaquetage de l’Arc de Triomphe sera l’occasion de rendre hommage à ce grand couple d’artistes et de voir comment ils défient le monde de l’art à nouveau.
Julie Amo