
Cormac McCarthy, né en 1933 à Providence (Rhode Island), est un écrivain américain auteur de plus d’une dizaine de romans, dont La route en 2006 (Prix Pulitzer), Suttree en 1979, Méridien de sang en 1985 et plus récemment Le passager et Stella Maris, publiés en français en 2023. Ce dernier et peut-être ultime roman de McCarthy est l’occasion pour nous de sonder à nouveau son œuvre immense, et notamment les correspondances qu’elle entretient avec celle du poète anglais T.S. Eliot.
« Dans l’obscurité morte, l’air mort se moule à la terre morte. Au-delà de la vue, il se moule à la terre morte. »
Tandis que j’agonise,William Faulkner
« […] nous demeurons. »
Vers le phare, Virginia Woolf

L’étrange et méconnue vitalité romanesque du Sud a légué au monde une série d’écrivains terrifiants — dont, au premier chef William Faulkner — qui ont su prendre et surtout reprendre le southern gothic pour l’élancer à l’assaut des gouffres nouveaux. Du bayou à ses cauchemars, de la ville moderne à la fièvre solitaire — et retour. À l’instar du Yoknapatawpha de Faulkner, McCarthy hissera ainsi à hauteur baptismale les lanières déchirées de Knoxville dans Suttree ou la Sierra Madre Mexicaine à seuil de pyrolyse dans Méridien de sang. McCarthy un héritier américain donc, mais marqué par le sceau biblique du deep south — lui-même sauvagement dépositaire de cetteAmérique pastorale « bornée au nord par le Pôle, au Sud par l’Antarctique, à l’Est par le premier chapitre de la Génèse et à l’Ouest par le jour du Jugement dernier » (Arthur Bird). Outrepassant le régionalisme de ses romans, McCarthy ne réduit jamais leurs ramures à la seule Amérique, puisqu’il fait indéniablement partie au côté de Roberto Bolaño, des derniers émissaires mondiaux de la littérature toronnée par le Mal, et dont les œuvres conjointes sont implacables, stoïques — hantées.
L’obscurité du dehors
Bien loin de l’Amérique tonitruante et victorieuse du Times, McCarthy arme cette parole rendue depuis les bastions le plus échevelés du Dixie.
Comme un prolongement à l’ère contemporaine du geste de James Agee et Walker Evans qui dénichèrent sous « la membrane navrée de la terre » la vertu émaciée des métayers du Sud, McCarthy anime de sa voix les éclopés du monde — ceux sur qui « rien ne demeure, aucun avatar, aucun descendant, aucun vestige. » (Le gardien du verger). Bien loin donc de l’Amérique tonitruante et victorieuse du Times — elle-même enfantée par l’Amérique de la « ruée furieuse » — McCarthy arme cette parole rendue depuis les bastions le plus échevelés du Dixie. Notamment dans Suttree oùlabanlieue étique est un creuset vicié, grouillant de « dissolus et autres débauchés » — eux-mêmes exsudés d’un « carnaval de formes dressées dans la vallée qui a tari la sève de la terre à des lieux à la ronde. »L’écumeur libre Harrogate et sa cohorte de pénitents erratiques, ces « aboyeurs de Dieu avancés dans le monde tels des prophètes d’Antan », portent les clameurs comme ces mêmes prophètes prônaient la torche augurale. Les « yeux brulés » de ces Fol-en-Christ sont autant d’œillades transfigurées qui répondent aux pupilles creuses de l’hollow men contemporain. Ainsi, loin d’être la marge insomniaque du monde, les députations d’harangueurs claudiquants ou de soiffards bibliques qui peuplent Suttree en sont davantage le versant strident — ils sont les pèlerins fouailleurs, errant de conjurations en conjurations, fidèlent à l’hungry eye des« pécheurs qui mijotent dans leurs mantes environnées de fumée [qui] portent le Verbe lui-même hors du tabernacle et le promène par les rues. »