Le photographe a beau affirmer que Shanghai lui rappelle « une forme d’adolescence, pleine de confiance et d’énergie, convaincue de sa propre puissance, et faisant tout ce qu’il faut pour atteindre son potentiel » cela n’est pas évident dans ces images où tout semble figé, et un rien morbide. Les femmes restent distantes même lorsqu’elles semblent faire commerce de leurs charmes ; et il existe toujours des abîmes entre les êtres. La solitude est omniprésente au sein de narrations dont le regardeur ignore les enjeux. La douleur reste sous-jacente à l’impeccabilité des prises.
Les photographies ressemblent soit à des sons tenus, presque comme s’ils ne voulaient pas être lâchés tant la douceur les retient, soit à des sons très forts, exagérément forts et violents que l’artiste suggère dans une intensité de regard. Le photographe hollandais devient l’ordonnateur de narrations énigmatiques où demeure un suspens. Le mystère y est toujours présent, entre cruauté et délicatesse. Le photographe garde le savoir et l’emprise sur tous les éléments du corps ou du décor qu’il met en scène. La position des corps dans chaque lieu (chambre d’hôtel de luxe, arrière cours où l’on tue le cochon, intérieur bourgeois) est soulignée par des jeux d’ombres. A chaque coup d’oeil, le regardeur découvre de nouveaux détails : des avancées de couleurs, des lignes, des objets non discernables au premier regard. Le photographe propose une ou plusieurs germes de récit, et fait naitre des attentes : à celle ou celui qui regarde d’imaginer le « reste », la suite.
Une gravité accapare toute l’étendue de l’image, structurée par diverses oppositions : femme-homme, jeunesse-vieillesse par exemple. Mais le réel se montre dans l’allusif, si bien qu’il semble perdre toute assise. D’autant qu’Olaf préfère à ce qui serait l’équivalent de repentirs picturaux des plages vides où l’ombre devient transparente. Privé de repère le paysage déborde vers le vide. Le photographe ouvre donc à un espace de diverses défaillances mais dont tout reste secret. Le travail demeure ainsi toujours d’extrême pudeur. Il ne cache rien du désir mais renvoie toujours au mur de l’autre en un subtil jeu d’échos où une forme de sacrifice (humain ou animal) est toujours induit là où un être est là pour donner aux désir de l’autre les étoiles qu’il espère. La solitude est à la source d’une approche minutieuse du secret. D’autant que la présence obstinée des corps n’est jamais complétée par le contre-champ de l’autre – sinon par la présence du photographe qui le remplace mais afin de mettre en évidence le refoulé du monde. La valeur de l’œuvre tient ainsi à son effet d’étrangeté du quotidien.
Olaf, dans ses photographies, met en scène cet appel cher à Baudelaire de « la douceur qui fascine et (du) plaisir qui tue ». Le photographe nous propose ainsi un art de l’étrange où la question posée reste toujours la même : « Et vous, savez-vous ce qu’il en est de l’amour ? ». Et ce quelle qu’en soit la nature : charnelle, filiale, etc.. Tout se passe comme si en chaque amour (ou ce qui lui ressemble) représenté, deux mondes se croisaient mais sans se chevaucher en un double mouvement de marche et d’immobilité qui pourrait se résumer ainsi :
– Que cherchez-vous ?
– Peu importe.
– Qui êtes-vous?
– Je l’ignore.
– Où allez-vous ?
– Là où pleurent les femmes.
- Erwin Olaf, « Shanghai », Galerie Danysz , 78 Rue Amelot, 75011 Paris, du 7 avril au 7 juin 2018.