Dans son premier long-métrage mystérieusement intitulé Azor, Andreas Fontana avance à pas feutrés dans les arcanes du pouvoir politico-bancaire qui étouffe l’Argentine des années 1970-1980. Un thriller financier brillant et une représentation sophistiquée du langage et de la géographie du capital.
René Keys, un banquier privé talentueux qui officie entre l’Argentine et la Suisse, a soudainement disparu. Son associé, Yvan de Wiel, se rend à Buenos Aires en compagnie de son épouse, pour prendre sa succession et rassurer les clients historiques sur la fiabilité de leurs placements ainsi que la bonne santé de leur patrimoine. Dès son ouverture, Azor dresse un parallèle ou plutôt indique une connivence qu’il ne cessera d’interroger entre les milieux diplomatiques et les hautes sphères financières. Yvan et Inès, à l’arrière d’une voiture, attendent patiemment que la route soit dégagée tandis qu’ils observent, de loin, cachés par des vitres teintées, l’arrestation musclée d’opposants à la junte militaire qui a pris le pouvoir en démantelant l’héritage péroniste. Protégés par la neutralité suisse, ils traversent, sans encombre et sans bruit, la capitale argentine au bord de l’explosion.
Le rivage des Syrtes
L’entreprise de conquête ou de reconquête des fidèles clients de la banque dans laquelle se lance De Wiel commence dans le lobby de l’hôtel Sheraton à Buenos Aires et consistera essentiellement à arpenter les lieux où se décident les transactions à risque, au gré de conversations en sourdine, dans l’embrasure des portes, derrière des volets clos mis en valeur par un sens aigu du cadrage.
Azor réduit l’Histoire à une toile de fond pour faire apparaître les mots et les choses d’une culture singulière
Bien qu’Azor ne relève pas du film d’enquête puisque nous ne saurons presque rien du départ précipité de Keys, il tire son magnétisme d’un non-dit originel qui se transforme peu à peu en un pesant silence: qu’est-il donc arrivé à René Keys pour qu’il soit poussé à la démission, et quel type de relations entretenait-il avec les clients de la banque pour que ceux-ci se pâment à ce point à la seule évocation du disparu ? Un duel qui ne dit pas son nom – hormis dans le titre de son dernier chapitre – s’installe. De Wiel doit imposer un nouveau style, tout en retenue, afin de convaincre de sa fiabilité et devenir familier d’un monde dont il ignore les codes. Au fur et à mesure des entrevues, des bribes de conversation dans lesquelles on croit déceler un indice, le mystère s’épaissit. Curieusement, il n’est presque jamais question d’argent dans les entretiens avec les clients. Confortablement installés dans des salons cossus, au bord de superbes piscines où l’on sirote un gin argentin précieux, ou bien au comptoir du très select Cercle des Armes, les plus grandes fortunes du pays échangent des nouvelles de leurs enfants et manifestent seulement un peu d’inquiétude à l’égard d’une instabilité politique qui menace leurs intérêts. Azor n’est pas non plus un « film dossier » au sens où il chercherait à raconter, sur le modèle de la révélation de l’affaire HSBC par exemple, des histoires de corruption dans lesquels des gangsters de la finance seraient impliqués. Il ne s’agit ni de pointer du doigt les spéculateurs sans morale, ni de documenter les exactions de la junte. En évitant le piège de la reconstitution, Azor réduit l’Histoire à une toile de fond pour faire apparaître les mots et les choses d’une culture singulière, celle de la finance privée, hors de l’enceinte de la banque et des quartiers d’affaires. S’il y a enquête, c’est plutôt dans la mesure où Fontana aborde son sujet en quasi-ethnologue, à la recherche des traits distinctifs de ces prêteurs discrets qui fraient avec le grand monde.
Le conquistador
Le cinéaste observe, comme on étudie une espèce d’oiseaux rares, la classe des financiers et choisit d’en montrer des caractéristiques communes singulières : la mentalité, le style, c’est-à-dire des manières de parler, de se déplacer, de se vêtir. C’est cette idée qui guide le jeu volontairement low-key voire inexpressif des formidables acteurs, Fabrizio Rongione et Stéphanie Cléau. Le vide sidéral de leurs échanges en privé et l’absence totale d’effusion sont à l’image de la rigueur d’une stratégie de couple savamment rodée pour pénétrer la haute société. Sur le capital et ses avatars, souffle une bise glaciale…
De Wiel est un pion parmi d’autres dans une vaste entreprise de conquête des lieux du pouvoir menée par la Suisse, sans éclat ni fracas, dont Fontana rend compte en montrant comment on entre progressivement dans des cercles de plus en plus restreints, à l’abri des regards, où l’on croise aussi bien des blancs manteaux que des hauts dignitaires de l’armée. Dans le dernier chapitre du film, De Wiel, sur le point de conclure un contrat extrêmement lucratif quoique moralement déplorable avec un client anonyme surnommé Lazaro, atteint les confins du monde, c’est-à-dire la jungle, après avoir navigué sur un fleuve qui a l’allure du Styx, comme Willard atteignait la rive du royaume de Kurtz dans Apocalypse Now, au terme d’un long voyage dans l’horreur. À ceci près que De Wiel, contrairement à Willard, n’aura vécu aucune crise éthique, aucun scrupule ne l’aura fait hésiter un instant et Fontana retire brutalement toute épaisseur psychologique à cet antihéros. Un plan sidérant clôt le film, sans résoudre le mystère des motivations réelles d’Yvan, sur l’affreux sourire d’autosatisfaction d’un professionnel du secret. Et jamais le réel n’aura été si brumeux.
Azor, un film d’Andrea Fontana, avec Fabrizio Rongione et Stéphanie Cléau, en salles le 12 octobre.