Après Nocturama et ZombiChild, Bertrand Bonello achève sa trilogie autour de la jeunesse avec Coma, lettre filmique à sa fille. Un long-métrage halluciné sur fond de confinement où se croisent stop-motion, animation et duplicata de vidéos Youtube. Une œuvre aussi passionnante que déroutante.
Tout d’abord, une image : celle d’une jeune fille qui lève un regard inquiet. Puis une voix silencieuse. Sous la forme de sous-titres adressés, Bertrand Bonello en personne parle à sa fille Anna qui est à l’aube de l’âge adulte. Ce préambule godardien est celui d’un père inquiet qui s’adresse non seulement à sa chair mais aussi à une jeunesse qu’il imagine et avec laquelle il tente de communiquer. Cette première allocution immédiatement prenante s’achève lorsque l’image se concentre sur le visage de Louise Labèque. Cette dernière interprète une adolescente lambda, enfermée dans sa chambre durant le confinement. Sa solitude n’est que factice puisque l’intimité de son abri est soudainement envahie par des silhouettes aussi inquiétantes que réconfortantes : elle tue en effet le temps à coups de vidéos Youtube, de séries, de rêves et d’appels FaceTime avec ses amies. Mais cette mélodie d’un quotidien banal dérape. Les appels FaceTime deviennent le théâtre de crimes, les vidéos Youtube mettent en scène une étrange influenceuse lifestyle qui, cynique, cite d’emblée Cioran – « Ce n’est pas la peine de se tuer car l’on se tue toujours trop tard » – et Scott, le héros du soap télévisé se retrouve pris de pulsions incestueuses. Chez Bertrand Bonello, le normal déraille.
Dans cette chambre confinée, le réalisateur renoue avec le huis clos. Comme un scientifique aguerri, il met dans une boîte de pétri des sujets et en observe la mutation, dans un temps donné. Dans Nocturama, il observait déjà un groupe de jeunes terroristes enfermés dans des galeries marchandes. Dans l’Apollonide, on accédait au quotidien de prostituées dans une maison close. Ici, la focalisation se précise : le décor est celui de la chambre d’une adolescente, écrin de l’intime et des rêves des jeunes adultes. Et de ce laboratoire de pixels s’échappent des effluves d’angoisses, de désirs et de cauchemars.
Rêves de jeunes filles en fleur
De quoi rêve une jeune fille enfermée dans sa chambre ? D’amour, semble-t-il. Et pour être plus précis, « d’histoires d’amour qui ne seraient jugées par personne » ou de romances inspirées de ces sitcoms qu’elle semble regarder boulimiquement où des figurines de plastique ne cessent de rejouer les mêmes pitchs, de redire les mêmes mots, jusqu’au bug – un des personnages se met, comme un disque rayé, à vociférer de célèbres phrases de Donald Trump. Car très vite, à la première couche du récit qui met en scène la jeune fille dans sa chambre, s’ajoute une autre histoire : celle de Scott et Pamela dans leur maison en carton. Les voix de Laetitia Casta, Gaspard Ulliel, Vincent Lacoste, Louis Garrel et Anaïs Demoustier résonnent et on se surprend à trouver un drôle d’intérêt au banal triangle amoureux qui se joue entre Scott, Pamela et Sharon. Puis, à nouveau un autre récit : celui des vidéos Youtube de Patricia Coma qui apparaît elle aussi plus toc que nature. Le tissage de ces différents niveaux narratifs renvoie au zapping et pose d’emblée et avec ironie la question de l’imagination et de son libre-arbitre. Notre imagination pourrait-elle échapper aux images et aux mots recyclés qui s’imposent en permanence à elle ?
Les rêves de la jeune fille, où complotent Eros et Thanatos, dévorent peu à peu le réel jusqu’à la faire basculer dans un autre monde.
Alors on s’interroge : de quoi peut-on rêver aujourd’hui, alors même que nos songes semblent saturés et envahis par le bruissement plus ou moins agréable du monde ? Notre héroïne ne cesse de voir ses rêves et ses cauchemars se matérialiser sous ses yeux inquiets. Comme une manière de suggérer l’invasion de notre cerveau qui ne cesse d’être pris en otage par l’actualité, le brouhaha mondial et la volonté de puissance des autres. D’ailleurs, les mots que Deleuze a prononcés à la Femis au sujet du réalisateur Vincente Minnelli hantent le film : « Ne soyez jamais pris dans le rêve de l’autre… » nous avertit-il. Plus loin, il le dit: même les rêves de « la plus innocente jeune fille » sont à craindre. Prise comme une prémisse, cette phrase trouve son illustration dans le développement du film. Les rêves de la jeune fille, où complotent Eros et Thanatos, dévorent peu à peu le réel jusqu’à la faire basculer dans un autre monde, une freezone où se côtoient les morts et la chanteuse Bonnie Banane. Une zone libre donc, celle que dans le film on désigne comme la marge.
Le film paraîtra à certains chaotiques dans sa narration. Il n’empêche que son regard sur la société pique, tranche et déride. Bonello ne cède ni à un fatalisme mortifère ni à un prêchi prêcha rassurant. Il affronte la matière de nos vies bousculées, menacées par des apocalypses, au premier rang desquelles le réchauffement climatique. En épilogue, le réalisateur s’adresse de nouveau à sa fille. On ne la voit pas, mais à la place, submergeant l’écran, des icebergs qui s’effondrent et des forêts incendiées. Le K.O de la planète face au coma de nos conscience sous influence. Dépressif, Bonello ? Non, combatif. Au-delà des pixels et de leurs mirages, une liberté est possible. Du moins c’est le vœu qu’il formule pour sa fille.
Coma, un film de Bertrand Bonello avec Louise Labeque, Julia Faure, Ninon François, en salles le 16 novembre.