Après l’impressionnant Technopolitique, publié en 2024, la philosophe et essayiste Asma Mhalla revient avec un livre nécessaire, Cyberpunk. Elle y poursuit ses analyses sur la collusion entre pouvoir politique et voracité technologique – ce « Big State » et « Big Tech » qu’elle annonçait déjà dans son premier livre.
Depuis, Trump et Musk sont arrivés au pouvoir et la démocratie ne compte plus. Archaïsme néo-réactionnaire et futur mortifère se nourrissent du désarroi, à coups de guerre cognitive et de manipulations. Nous sommes désormais soumis à ce qu’elle nomme le « Diléviathan ». Une nouvelle forme de fascisme se dessine. Il n’est pas sans rappeler les prédictions les plus noires des écrivains cyberpunk, William Gibson et Philip K. Dick, dont Asma Mhalla montre combien leur science-fiction est devenue notre réel.”
Ce sera le point de départ de ce livre fulgurant, où l’urgence et l’intelligence traversent chaque page. Asma Mhalla, dont l’énergie irradie les paroles, prend le risque d’un texte hybride et personnel. Le confort n’est pas sa chose. Elle nous dira même qu’il s’agit d’un fléau pour notre commun(e).
Si l’analyse est sombre sous la lumière du technofascisme en cours, elle n’est pas sans éclat ni sans joie, puisqu’elle ira jusqu’à se fendre, en fin de livre, de « treize petits exercices pour l’esprit libre ».
Au moment où Trump déblatère à l’ONU dans tous les sens, tel un algorithme mal réglé, jusqu’à nous dire : « vos pays partent en enfer », Cyberpunk fait partie des ouvrages nécessaires pour contrer la logique totalitaire et la vassalisation des esprits, partout à l’œuvre.
John Jefferson Selve : Après ton impressionnant essai Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats en 2024, qu’est-ce qui a catalysé Cyberpunk qui vient tout juste de sortir ?
Asma Mhalla : Je vais te répondre en deux temps. Jusqu’ici, écrire un livre supposait un délai pudique d’au moins deux ans. Mais l’accélération est telle que l’on se doit de penser dans le temps immédiat. Puis j’avais écrit Technopolitique en 2023. Le déclencheur a été la tentative d’assassinat de Trump le 13 juillet 2024. J’ai été frappé par l’aveuglement collectif et ma propre dissonance : j’étais persuadé qu’il allait gagner à la suite de cet attentat, comme si tout basculait dans la croyance et le rite religieux. Or, dans le milieu où j’évoluais – plutôt démocrate – beaucoup pensaient que Kamala Harris avait ses chances. Alors que rien n’indiquait une victoire de sa part. Nous nous sommes raconté une histoire. Une narration. J’ai commencé à douter.
Un an plus tard, Trump et Musk m’ont apporté la preuve concrète du concept de Technopolitique : la collusion du Big Tech et du Big State. Le défi est de penser le monde en temps réel. Tout semble fait pour nous en empêcher.
Arendt et Camus écrivaient après-coup. Mon pari est d’écrire au moment même des événements. C’est risqué, mais c’est aussi une question de courage : nommer les choses quand elles arrivent. Sommes-nous capables de théoriser dans l’instant ? Je veux croire que oui, malgré la saturation volontaire des informations. Cela demande un autre rapport à la pensée. C’est ce qui rend ce livre plus personnel.
J.J.S. :Parlons un peu de la forme de ton livre : tu t’engage, j’ai l’impression, dans une prose épidermique, rythmique, presque à fleur de peau dans son énergie, peux-tu revenir sur son écriture ?
A.M. : Oui, le côté personnel m’a donné plus de liberté. J’ai assumé le « je » et exploré des formes variées, y compris des tableaux. J’avais même terminé par un manifeste, que j’ai finalement supprimé pour garder une continuité. Ce n’est pas un essai classique : j’ai écrit sous l’effet d’une hallucination, d’une dissonance. J’avais besoin de disséquer nos manquements, nos récits. Nous avons été très mauvais.
Mon écriture a été à l’image du coup de poing que nous venions de subir.
Puis, je suis une femme arabe, une Arabe occidentale. Je suis pile la cible de l’idéologie en cours. En France, nous étions en pleine dissolution, avec le retour de la déchéance de nationalité pour les binationaux. Mon inquiétude n’était pas seulement intellectuelle, mais existentielle. Je ne me place pas en détentrice d’une vérité.
Et je ne me considère pas non plus comme une chercheuse. Le champ académique ne m’intéresse pas. Je veux penser le monde librement, d’où l’hybridation dont nous parlions.
J.J.S. : Je pense à Debord : ” Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.” Et Baudrillard, plus encore, on entend leurs échos ?
A.M. : Oui, Baudrillard est l’une des références, Virilio aussi, avec son concept de dromologie sur la vitesse. Ces penseurs ont su capter l’air du temps, non parce qu’ils étaient plus intelligents, mais parce que leur pensée était moins corsetée, plus débridée. C’est ainsi qu’on capte les signaux faibles. Mes références sont surtout littéraires et artistiques. Je refuse les cases et les matrices de pensées.
J.J.S. :Tu dis que ce que nous appelons « réalité » est déjà une interface ?
A.M. : Dans Technopolitique, je prenais en compte les nouvelles infrastructures civilisationnelles : réseaux sociaux, IA, etc. Là je vais un cran plus loin, en insistant sur le côté technologie de masse de ces structures « infra » dans leur ciblage.
Si l’on prend...