Toujours à la recherche de nouvelles pistes de réflexions littéraires à offrir à nos lecteurs, Zone Critique vous propose cet été une série d’articles consacrée à la littérature corse contemporaine. Notre ami et chroniqueur Kévin Pétroni vous entretiendra donc du renouveau romanesque corse en se penchant notamment sur les ouvrages de Marco Biancarelli ou encore ceux de Jérôme Ferrari.
Je dédie ces chroniques à Marco Biancarelli et à Jean-Yves Acquaviva.
Tandis que des millions de touristes se préparent à franchir la frontière maritime les séparant de leur station balnéaire, de leur résidence secondaire et de leur port de plaisance insulaires préférés, Marc-Antoine Cianfarani s’apprête à rentrer dans les Terres pour éviter la frénésie estivale, Matthieu Cesari et Libero Pintus organisent le bar afin de recevoir leur clientèle étrangère dans les meilleures conditions, la brûlante Borgu Serenu, oubliée des nouvelles populations, se réveille avec l’odeur horrible du cadavre en putréfaction d’un jeune enfant. Ces hommes auraient pu exister, et sans doute existent-ils réellement, perchés dans leur montagne, obsédés par la caisse enregistreuse de leur paillote, las d’appartenir à un monde brisé avant même qu’il n’accueille qui que ce soit; ces hommes auraient pu exister, mais ils sont les personnages de Marco Biancarelli, Jérôme Ferrari et Jean-Baptiste Predali, ils sont les personnages de Murtoriu, du Sermon sur la chute de Rome et de Nos Anges, les personnages d’une autre Corse que celle des clichés diffusés à n’en plus finir par Mérimée, Balzac et Dumas, les porteurs d’un projet ayant pour but de faire « accéder (l’île) à la dignité littéraire »¹
À travers ces chroniques rédigées tout l’été, je désirais donc inviter les lecteurs à se tourner du côté de la production insulaire
Alors que des touristes arrivent par milliers en bateau et en avion sur une terre qu’ils pensent connaître parce qu’ils ont lu ou vu l’Enquête Corse et Colomba, Mafiosa et Un Prophète, ou bien parce qu’ils ont visité par le passé Bonifacio, festoyé tous les étés sur les plages de Calvi et de Porticcio, mangé dans une autre vie du saucisson d’âne en écoutant des chants polyphoniques avant l’inévitable sieste locale, il me semblait nécessaire à travers ces quelques chroniques de dire aux prochains consommateurs d’un monde déjà consumé que se trouver de l’autre côté de la frontière impliquait la connaissance d’une Corse réaliste, dépouillée de ses aspirations communautaires, désireuse de révéler à ses visiteurs la lourde crise mémorielle, historique, identitaire qu’elle traverse, crise dont la principale cause réside dans la prise de conscience par une communauté ou par un individu de ne plus appartenir à une société antique, détentrice de l’autorité et des valeurs fondatrices de cette même société. À travers ces chroniques rédigées tout l’été, je désirais donc inviter les lecteurs à se tourner du côté de la production insulaire pour ce qu’elle traduit de la Corse si désespérément contemporaine. Je voulais revenir sur cette épreuve de la maturité, sur cette leçon sans cesse reformulée, que Jean-Yves Acquaviva, un des écrivains les plus brillants de notre temps, un des écrivains que j’admire le plus et sur lequel je reviendrai, nous livre dans son dernier et magnifique roman Centu anni centu mesi: « (…) chì a storia si ripete troppu è chì l’omu ùn piglia mai abbastanza lizzione di e so sperienze ma chì vale sempre à sunnia dumane »² .