Au Centquatre, le chorégraphe et interprète Euripides Laskaridis présente Elenit, une pièce d’ensemble pour dix créatures et une éolienne qui interroge notre rapport à la planète dans un maelstrom théâtral jouissif et queer. À voir jusqu’au 15 avril.

Happening absurde

Elenit n’a pas de genre. Cabaret, opéra, théâtre, performance, cirque – il est impossible de le mettre dans une case. Tout comme le personnage éponyme, curieux croisement de Marie-Antoinette et de Polichinelle qui, de sa voix autotune travaillée à l’extrême, orchestre sa danse macabre au succès international depuis 2019. Happening, c’est le mot. Car c’est bien à une rave post-apocalyptique que nous sommes invités dans une temporalité qui est celle d’un présent sans passé ni avenir. Dans cette manifestation interdisciplinaire et non-textuelle, la lumière et la musique jouent une partition endiablée. Elles célèbrent l’impermanence sous toutes ses coutures et subliment la qualité plastique d’un dispositif scénique non linéaire qui brise, déforme, reforme et joue avec des matériaux banals, les détritus de la vie quotidienne pour créer l’inattendu.

« J’aime étudier et combiner de manière inattendue des genres et des éléments apparemment hétéroclites. C’est exactement cet étrange état intermédiaire et hybride qui m’intéresse. »

Pourtant, la pièce d’Euripides Laskaridis ne peut pas être limitée à un simple happening qui de manière « non-matricielle » selon le mot de Michael Kirby, n’aurait de sens que dans le temps présent et dans un lieu réel. Avec Elenit, la performance déréalise, elle assume pleinement son rôle d’illusionniste, de mimétique. L’idée n’est pas de créer une alternative ici et maintenant, ni de brouiller les frontières entre l’art et la vie. Car Elenit renonce justement à toute raison pour créer un système monumental qui ne s’intéresse qu’à l’urgence du moment : une battle de divas, un formulaire à signer, une jambe à arracher, un tour absurde à jouer.

On retrouve ici les ressorts dramaturgiques de la farce, sa simplicité fonctionnelle et ses ruses plus grosses qu’un dinosaure dépressif en talons aiguilles. Dans un geste étonnamment contenu et subtile qui laisse toute sa place à son imagination débordante, Laskaridis aiguise les contrastes entre les intentions retorses ou naïves des personnages et les éléments trashs qui les contrarient. Le sang gicle sur les robes poudrées, le burlesque assaisonne le goût mondain. Le chorégraphe rend aussi hommage au classique tel est pris qui croyait prendre, variation farcesque de premier ordre que Laskaridis incarne lui-même dans une scène de lynchage renversé mémorable. Le rire franc, c’est le parti pris de cette pièce, que l’ambiguïté des personnages en zone trouble entre intelligence et sottise déclenche immanquablement.

Elenit est donc ce personnage qui règne sur un « nulle-part » où tout se transforme et rien ne se perd. Là encore, l’élasticité des personnages ramènent à la farce italienne et à Arlequin, dont la silhouette s’étire ou se rétrécit à volonté. À ce titre, le personnage d’Elenit est un prodige d’effets visuels : d’abord géante puis ballerine naine sur pointes. Pour Laskaridis, la transformation permet d’explorer la persévérance de l’humanité face à l’inconnu d’un monde rabelaisien qui n’a plus qu’une seule certitude : celle de n’en avoir aucune. Les masques deviennent alors la seule source de stabilité en ce qu’ils fixent les caractères et les armes dans un jeu social très serré où la cruauté fait loi.

Le monde d’après

« The things we know we knew are now behind. » Sous-titre de la pièce, cette phrase sonne comme une prophétie aveugle. Elenit, grande prêtresse d’un avenir cryptique, fait la catéchèse du néant, ce trou béant laissé par un monde qui n’est plus. Elle porte en effet le nom d’un matériau, une plaque ondulée en amiante et en ciment utilisée massivement dans les constructions grecques pendant plus de cinquante ans avant d’être interdite – car cancérigène.

“Nommer cette pièce en référence à ce matériau était une manière symbolique de pointer notre rôle et les conséquences de nos actions sur la planète.”

Dans un ballet sublime, ces lames à haute toxicité s’animent pour devenir le décor d’une ronde macabre envoûtante, comme pour souligner la complicité passive des humains avec les outils de leur propre destruction. En fond de scène l’éolienne qui tourne à plein régime se fait l’écho de cette idée développée depuis le début du projet par Laskaridis : « Je trouvais intéressant d’aborder cette image comme un totem ambigu, un symbole controversé de la connexion de l’homme à la planète et à la vie. »

Les totems et les symboles foisonnent dans cette célébration burlesque où le sacré flirte à outrance avec le profane. En témoignent les apparitions fréquentes d’une petite reproduction de la Victoire de Samothrace, ex-voto et promesse d’une vie spirituelle meilleure. Tapis dans l’ombre, les dieux tenteraient-ils d’initier ces désespérantes créatures à leurs Mystères ?

Sensibilité Camp

Car si ce monde d’après paraît chaotique, il n’en est pas moins enthousiaste. Un enthousiasme que l’on pourrait qualifier de camp, au sens que Susan Sontag a donné à ce terme en 1961. Cette esthétique « fondamentalement ennemie du naturel, portée vers l’artifice et vers l’exagération » neutralise l’indignation morale et nargue le sérieux par la subversion et le retournement. Manifeste de la culture queer, on retrouve chez Laskaridis cette sensibilité jusque dans la gestique, notamment avec un duckwalk d’antologie, bel hommage à la Ballroom.

“[Une] esthétique fondamentalement ennemie du naturel, portée vers l’artifice et vers l’exagération.”

Dans la cour de freaks d’Elenit, on trouve une générale d’armée minuscule et colérique, un Freddy Mercury travesti ou encore une Dorothée narcoleptique. Tous ont le goût de la « pause », campent des attitudes pour défendre le décor pastiche du chorégraphe qui fait éclater sa sensibilité irrépressible, incontrôlable – passionnée. Certains diront de cette pièce qu’elle est kitsch. Je la crois, pour ma part, profondément camp car sans mièvrerie ni joliesse elle décrasse les normes et se débarrasse de leur vulgarité. Loin de la bénignité réactionnaire du kitsch, Elenit est une oeuvre consistante, corrosive, anti-sentimentale.

Enfin c’est grâce à cette ironie mordante propre au camp que Laskaridis parvient à nous livrer sa plus belle vanité : un ballet gestuel et verbal qui fait oublier la trivialité au profit de la grâce. Un chef d’œuvre de raffinement.

  • Direction et conception : Euripides Laskaridis
  • Avec : Euripides Laskaridis, Eirini Boudali, Chrysanthi Fytiza, Emmanouil Kotsaris, Athanasios Lekkas, Dimitrios Matsoukas, Efthymios Moschopoulos, Giorgos Poulios, Nikos Dragonas, Fotini Xhuma
  • Costumes : Konstantinos Chaldaios
  • Musique originale et son : Giorgos Poulios

Crédit photo : ©Julian Mommert