Pour ce mois de février, c’est Daphné Tamage qui nous propose de partir en Vrilles, sur l’île de Fårö. Entre hommage bergmanien et quête de soi, elle raconte un pèlerinage qui ne cesse de surprendre son lecteur tant il est riche de rebondissements et de révélations. A la fois drôle et philosophique, on se remet difficilement d’un tel périple, et c’est ce dont il est question dans cet entretien mené par Estelle Derouen avec l’autrice.

Estelle Derouen : Votre texte, qui raconte un voyage improvisé sur l’île de Fårö, peut être perçu comme un hommage à Bergman puisqu’il y a tourné des films et vécu. On pense naturellement au film Bergman Island de Mia Hansen-Løve qui est d’ailleurs évoqué. Qui est Bergman pour vous ? Et que symbolise cette île ?
Daphné Tamage : C’est Bergman qui m’a incitée à aller vers la réalisation, puis le scénario à la fac : il était « ma » référence. Enfant, je n’avais pas la télévision à la maison, juste un écran sur lequel on regardait les vieux films qu’on louait. Mon grand-père était président d’un cinéma d’art et essai à Charleroi, et ma mère s’était construit une solide culture. Grâce à elle, j’ai découvert quelques chefs-d’œuvre, notamment ceux de Bergman, mais aussi de Capra et Mankiewicz, que j’adore. Pour être tout à fait honnête, ses films ne m’ont pas fascinée tout de suite, j’étais trop jeune quand je les ai vus pour la première fois. Mais plus tard, « Persona » a été une révélation. C’est un film qui marque par sa densité. Ce dialogue entre les deux femmes touche en nous quelque chose de profond, de tari, ça réveille je ne sais quoi. Quand on le voit, on a forcément envie de créer ce genre de chef d’œuvre. Bergman m’a donc poussé à entreprendre ces études qui… finalement ne m’ont servie à rien, puisque je ne suis plus du tout dans le milieu du cinéma ! (rires)
Concernant l’île, je savais qu’il y avait un festival consacré à Bergman organisé chaque année, ça me semblait être le bout du monde, mais je me disais que là-bas je me retrouverais au plus près de sa créativité, et que pourrait éclore quelque chose du même ordre – artistiquement – pour moi. J’étais pleine de fantasmes.
ED : Et vous avez été déçue ? Ce texte est-il le miroir de votre voyage ?
DT : En quelque sorte, oui. Je suis arrivée dans de très mauvaises conditions, que je raconte dans Färö. Je n’ai eu que des pépins. Ça ne m’était jamais arrivé dans de telles proportions ! Moi qui pensais faire un voyage initiatique en me rapprochant du beau, de l’art, du génie, je me suis retrouvée confrontée au terre à terre le plus violent qui soit avec le froid, le manque d’argent, la faim… Rien ne s’est passé comme prévu.
“Je voulais emmener le lecteur dans cette explosion, ce déraillement intime.”
ED : Le début de votre nouvelle est extrêmement drôle, dans votre manière de parler des femmes, de décrire les trois amies qui se déchirent et de raconter le déroulement de cette soirée de pendaison de crémaillère qui se termine en « Vive la Suède ! ». Dans quelle ambiance souhaitiez-vous emmener le lecteur avant « Le » voyage ?
DT : Je ne pouvais pas directement emmener le lecteur en Suède, il fallait un élément déclencheur pour susciter son intérêt. L’incident est cette surdose de réalité navrante : trois amies se déchirent pendant une fête où tout devait être joyeux. L’une d’elles, Hortense, fait tout dérailler (et on n’en connaîtra jamais les raisons). La narratrice décide donc d’échapper à cette réalité, de faire front. Je voulais emmener le lecteur dans cette explosion, ce déraillement intime.
ED : Justement, cette escapade s’impose presque à la narratrice dans un contexte où elle doit trouver un prétexte heureux justifiant ses larmes. Le contexte même de cette décision est intéressant.
DT : J’ai l’intime conviction que dans nos vies, nous ne pouvons nous passer de fiction. C’est l’imaginaire, c’est la croyance, qui nous sauve. Si on n’apporte pas une réponse aux moments désastreux de nos vies, si on ne vient pas dire que cela a servi de tremplin pour autre chose (même si c’est faux, même si on l’invente), alors la vie s’affadit et on devient des êtres tristes et aigris. Je voulais raconter le pouvoir de l’improvisation face à l’ennui du quotidien, de la mise en mouvement, du surréel qui vient nous redresser face au désastre : cet appel de l’ineffable, du plus que la vie, quel qu’il soit – et il est différent pour chacun.
“Je voulais raconter le pouvoir de l’improvisation face à l’ennui du quotidien, de la mise en mouvement, du surréel qui vient nous redresser face au désastre.”
ED : Ce pèlerinage bergmanien aurait pu bien se passer, la narratrice se sent d’ailleurs « toute-puissante » et « surprotégée », mais les différents rebondissements, à la fois drôles et éreintants, font qu’il se transforme en cauchemar comme si elle subissait une malédiction ou un mauvais sort alors qu’elle est en quête de son propre destin. Il y a ce décalage permanent entre la projection et le moment vécu qui participe au comique du texte, mais qui nous montre aussi combien la réalité peut contraster avec le fantasme. Au fond, n’est-ce pas cela que vous rappelez ?
DT : Je crois que l’on échappe difficilement à cette désillusion. On idéalise souvent les artistes (ou les hommes, me concernant) que l’on admire. Une fois qu’on les rencontre on est souvent déçus, ce sont de simples humains, avec leurs manies et leurs tares. Le réel a le don de nous électrocuter quand on lui préfère le fantasme : c’est ce qui arrive à la narratrice. Elle pense que le génie de Bergman le portera dans une forme de rencontre ou de connexion spirituelle, mais le réel vient la rattraper pour lui dire qu’elle se trompe de quête. En d’autres termes, la vie lui fait payer son immodestie, mais lui fait aussi réaliser qu’elle doit cesser de suivre les pas des autres. Je crois qu’il vient un moment où il faut tracer sa propre voie. Cela dit, il est tellement plus confortable de marcher sur les traces de ceux qui nous inspirent que de débroussailler nous-même le chemin… Tous les empêchements de mon personnage l’incitent à arrêter cette focalisation bergmanienne et à prendre son destin en main. À trouver son île.
ED : N’est-ce pas une question de maturité du personnage ?
DT : Sûrement. Elle ne croit pas aux coïncidences, alors elle s’accroche aux signes. Elle se dit qu’ils vont l’amener quelque part, et c’est en effet le cas : ils lui apportent effectivement quelque chose, mais pas du tout ce qu’elle attendait. Souvent, quand on projette un désir, on souhaite ardemment qu’il soit réalisé comme tel. C’est rarement le cas. Mais rétrospectivement, avec le temps, on se rend compte que la manière dont se sont déroulés les évènements est en réalité bien plus intéressante et enrichissante que ce que l’on avait espéré. Que la vie dynamite nos attentes. Ma grand-mère dit que la vie gifle et caresse à l’aveugle. Moi, je crois qu’elle a son propre système indéchiffrable. Qu’elle est tout sauf aveugle.
ED : Malgré les difficultés qui ne cessent de s’accumuler, elle n’abandonne jamais, se bat comme si sa vie dépendait de telle ou telle conférence organisée au Bergman Center, quitte à s’en rendre malade. Comment expliquer une telle obsession ? Est-ce une manière de montrer le besoin d’un objectif, quel qu’il soit, pour donner du sens à nos actes et la nécessité de s’accrocher à quelque chose pour justifier ce voyage ?
DT : Entreprendre quelque chose gratuitement, « sans but », ce serait prendre le risque d’être mal vu par notre entourage, de « traîner », de « se promener dans la vie ». Qui peut se le permettre, à notre époque ? On est jugé en permanence quand nos actes ne sont pas motivés. En revanche, se rendre quelque part dans un but précis et ne pas l’atteindre, c’est presque pire : non seulement on se déçoit nous-mêmes, mais aussi (et surtout, et encore) les autres. Ici, la narratrice ne parvient pas à triompher de son ancienne amie, Hortense, qui est l’une des raisons de ce périple. Ça la frustre, elle se sent victime d’une grande injustice. Hortense s’en tire tandis que la narratrice meurt de faim, et qu’elle ne peut en vouloir qu’à elle-même.
Ce qui est intéressant, c’est qu’au moment où mon héroïne cesse de se battre, de vouloir, tout se calme instantanément. Elle prend un bain de mer parmi les méduses, comme pour disparaître, mais réalise qu’elles ne la blessent pas. Quand son acharnement s’éteint, quand sa volonté s’apaise, les astres s’alignent et la paix revient.
ED : Une fois de retour, on se demande presque si son voyage a eu lieu. Le texte se termine de la même manière qu’il a commencé avec cette affiche publicitaire Zalando, avec Willem Dafoe. C’est comme si ce souvenir était aussi isolé que l’île de Fårö elle-même.
DT : Ça s’est vraiment passé ainsi, et j’aime cette réminiscence quasi-proustienne. Willem Dafoe est ma madeleine ! C’est quand même une bête de cinéma… Le voir soudain dans une telle publicité pour des fringues, entre deux rames de métro… Comme quoi, la vie nous amène dans des endroits qui font resurgir en nous des souvenirs improbables. Cette simple affiche publicitaire m’a repropulsée sur l’île de Fårö, alors que je n’y pensais plus du tout.
ED : Sur la quatrième de couverture, on peut lire cette phrase « Ulysse ne sortait-il pas inlassablement vainqueur des pièges tendus par les dieux ? », est-ce que votre personnage sort vainqueur de son périple ?
DT : Malgré tout, oui. Finalement, elle survit à la faim. Mais surtout : pas d’obstacles, pas d’Odyssée, pas d’histoire sans adversité. En fait, sans toutes ces péripéties, si pénibles soient-elles, mon héroïne se serait probablement ennuyée. Certes, elle aurait été en phase avec les éléments, en connexion avec le paysage et la filmographie d’Ingmar Bergan, mais elle qu’aurait-elle appris sur elle-même ? Dans de nombreux pays, il y a encore des rituels de passage de l’enfance à l’âge adulte. Je me demande si ce voyage ne constitue pas une forme d’expérience analogue. Ce pèlerinage marque une transition : mon héroïne change de peau. Quand elle regagne son pays, elle est transformée, grandie. La phrase de fin qui apparaît sur cette publicité avec Willem Dafoe « Comment m’habiller pour me sentir moi-même » prend tout son sens. Durant ce voyage, elle s’est rapprochée d’elle-même – c’est toujours le cas quand on touche le fond.
ED : Vous racontez les effets du voyage finalement.
DT : Quand on est lecteur, on passe une bonne partie de notre vie dans un monde imaginaire, déconnecté du réel. Alors, quand il nous rattrape et impose sa force, c’est d’autant plus violent : on se retrouve tiraillé entre « la vraie vie » qui nous rappelle à notre corps (mais aussi à nos choix et à nos contrainte), tandis que l’imaginaire nous rend libres et tout-puissants. Le voyage Fårö aura servi à cela : l’héroïne se rend compte qu’elle a un ventre à nourrir, et c’est une question de vie ou de mort.
“Le voyage Fårö aura servi à cela : l’héroïne se rend compte qu’elle a un ventre à nourrir.“
Je suis aussi convaincue qu’il y a du beau là où on ne se doute pas qu’il se trouve, et que notre rôle d’humain est de s’efforcer de le débusquer. Le beau n’est pas toujours facile, évident, ou à portée de main. S’extasier devant des tableaux à la Galerie des Offices, à Florence, tout le monde peut le faire. Mais voir le beau surgir là où on ne l’attend pas, dans nos attentes déçues par exemple, c’est une expérience bouleversante – quasi mystique, en fait.
ED : On a l’impression que le territoire, la géographie, compte pour vous. D’ailleurs, vous venez de sortir un guide consacré à la ville de Bruxelles aux éditions de l’Arbre qui marche.
DT : C’est vrai. Je n’y avais jamais pensé, mais force est de constater que mes écrits témoignent de cet intérêt-là. Il est d’ailleurs question d’un village dans mon dernier roman, Le retour de Saturne (Stock), qui est un personnage à part entière. Le territoire sert non seulement de décor, de toile de fond à l’intrigue, mais influence également l’écriture. Quand j’étais adolescente, ma tante me disait, comme pour me consoler, : « Mieux vaut pleurer dans une Rolls-Royce que dans une 2 CV » (sous-entendu : « ravale tes larmes, il pourrait t’arriver pire »). En fait, elle avait raison : la voiture dans laquelle se trouve le personnage en train de pleurer va déterminer toute l’intrigue à venir. Elle est d’une importance capitale. La littérature est une question de lieux.
ED : Bon, malgré les risques d’un tel voyage, faut-il aller à Fårö ?
Berman Island, le film de Mia Hansen-Løve, montre un Fårö extrêmement champêtre, où les bicyclettes fonctionnent, où la mer est calme, les paysages épurés, etc… Et la musique du film contribue beaucoup à cet enchantement, qui est aux antipodes de ma réalité de l’île. Pour autant, j’encourage à y aller sans se fier à quoi ou à qui que ce soit. Ceux qui visiteront Fårö ne vivront ni mon histoire, ni celle de Mia ou de Bergman. Il faut s’y rendre sans rien attendre d’autre que le contact imprévisible avec le réel – qui sait ce qu’il recèle ?