La France à l’aube de cette année 1790, électrisée, un genou à terre, se remet doucement d’un drôle d’orage. À Londres, il est question d’une toute autre tempête. Nous sommes en février. Un illustre salon, le craquement rauque d’un parquet centenaire couvert de chuchotements irrépressibles. Une lueur élastique s’étire lestement à travers nuages et carreaux pour flatter un tableau singulier. Il n’est d’ailleurs question que de lui : la foule compacte de regards grands écarquillés ne peut s’en défaire. En effet, aucun des membres de la Royal Academy n’en croit ses yeux. Au milieu de cette marée de visages ébahis, un seul, tout rond, est rieur : à l’exception de Sir Joshua Reynold, le président, qui s’en amuse, personne ne semble comprendre l’œuvre ni l’artiste. Johann Heinrich Füssli vient d’être intronisé dans le temple des codes stricts de l’académisme et il offre pour l’occasion une de ses œuvres, étrange et sensationnelle. Thor combattant le serpent Midgard est coup de tonnerre : rien dans les formes et le sujet ne se plie aux exigences de la Royal Academy. Füssli jusqu’au bout éblouit dans les marges. Provoquant, spectaculaire et complexe, le peintre et dessinateur suisse fascine Sir Joshua Reynold qui prône pourtant l’imitation des Antiques, comme il fascinera plus tard Sigmund Freud.
Le musée Jacquemart-André propose du 16 septembre 2022 au 23 janvier 2023 d’exposer parmi ses plus grands chefs-d’œuvre. L’exposition, à double titre, est exceptionnelle : la dernière exposition en France consacrée à Johann Heinrich Füssli remonte à 1975. C’est aussi l’occasion d’une redécouverte : le Cauchemar que tout le monde connaît n’est qu’un aperçu finalement de l’œuvre immense, géniale de cet homme décidément très en avance sur son siècle : romantique et théâtral, gothique aussi, foncièrement libre, en tout cas, dans sa création.
Figer la tension, suspendre le drame
Johann Heinrich Füssli naît à Zurich, en Suisse, en 1741. Son père et son frère sont artistes, mais on le destine à une carrière ecclésiastique. Ainsi, à 20 ans, il est fait prêtre. Il rencontre alors un ponte de l’intelligentsia suisse, Johann Jakob Bodmer. Traducteur d’Homère, de Milton et spécialiste de littérature médiévale, le docte valorise un imaginaire sans borne, il favorise le merveilleux. Une foule d’intellectuels se presse autour de lui, dont Johann – un prénom décidément très à la mode – Wolfgang von Goethe. Bodmer deviendra pour Füssli un tuteur : plus tard, ses préceptes infuseront toute son œuvre.
Bien vite pourtant, ayant participé à la dénonciation d’une corruption, le jeune pasteur doit quitter la Suisse. Londres sera le lieu de son exil et de sa métamorphose. Là, une autre sommité tient un rôle clé pour le jeune homme. Il s’agit de Sir Joshua Reynolds, peintre académicien. C’est lui qui pousse avec insistance Füssli à se lancer dans une carrière artistique. Sous son impulsion, ce dernier s’essaie avec brio au dessin et à la peinture. Autodidacte, il part en Italie, se frotte au maniérisme comme au baroque, s’émerveille des corps musculeux peints et sculptés par Michel-Ange qui le fascine.
De retour à Londres, époustouflé par Shakespeare qui tonne toujours aussi fort sur les planches, le jeune homme fréquente de plus en plus assidûment les théâtres. Hamlet porté par un David Garrick démentiel, véritable rock star de l’époque, transporte Füssli. Il tient là une nouvelle source d’inspiration : il transpose les pièces shakespeariennes en peinture mêlant ses diverses inspirations italiennes. Ainsi, l’un des tableaux exposés présente Hamlet face au fantôme de son père. Les jeux d’ombres et de lumières soulignent fantastiquement le choc d’une telle apparition. Hamlet, yeux exorbités, cheveux hérissés, semble écrasé par cette présence statique, formidable. La mise en scène fige le choc. Dans cette œuvre, se cache aussi un hommage au génie de Garrick qui, pour parfaire l’expression de stupeur lorsqu’il jouait Hamlet, avait inventé un mécanisme pour que sa perruque se dresse littéralement sur sa tête. Füssli s’intéresse dès lors à l’acmé du drame, il consacre la tension. Dans un coup de pinceau qui mêle si bien le clair et l’obscur, l’artiste suisse explore le sublime qu’ont pu théoriser Emmanuel Kant et Edmund Burke. Il met la lumière sur l’expression des sentiments, renforçant in extenso l’expressivité des visages, la douleur du héros, et il plonge simultanément dans l’ombre les corps qui succombent. Le spectateur est immédiatement saisi par la force de ses tableaux. C’est là le pari, c’est là aussi la force de Johann Heinrich Füssli : il met en circulation une émotion, une impulsion, celle de la crainte, de la peur, qui suscite chez qui la regarde un plaisir : celui d’en réchapper indemne. La puissance du drame nous anime, fait bouillir en nous un cocktail délicieux : “delightful horror” c’est ainsi qu’Edmond Burke le nomme. Le peintre, de fait, met en dialogue différentes subjectivités (la nôtre, spectateurs, et celle du sujet peint), considérant l’individu comme une entité à part entière. Il est, en somme, déjà romantique.
Le dialogue entre deux mondes
Füssli, anglicisant son patronyme, se fait désormais appeler Henry Fuseli. À Londres, qu’il a fait sienne, il continue d’élaborer des œuvres qui conjuguent toutes ses inspirations. Les mythologies antiques, nordiques, croisent les récits bibliques dans des mises en scène toujours spectaculaires. D’emblée, dans l’exposition, le tableau de Didon, parmi les premiers grands formats que le spectateur appréhende, frappe l’esprit.
Le sang sur l’épée d’Énée coule, chaud encore. Pourtant le cœur de Didon ne palpite plus. À ses pieds, comme une pieta, sa sœur qui pleure son suicide. Pour achever la trinité, le buste d’une femme, au-dessus de la reine, qui coupe dans un tourbillon les cheveux de la morte : elle s’empare ainsi de son âme. Ce tableau condense le mouvement de l’âme et le statisme du corps mort en superposant le réel, le terrestre et le divin, l’imaginaire. Il montre l’interaction entre deux mondes, dévoilant les points de touche entre ce qui est et ce qu’on devine. Voilà ce qui meut l’artiste, voilà ce qui fascine le spectateur : les contacts fugitifs entre deux royaumes (l’immanence, et la transcendance), deux états (le sommeil et l’éveil, la vie et la mort). Ce dialogue pourrait presque résumer tout son art. Un peu plus loin, le dessin tout à fait remarquable d’Achille saisissant l’ombre de Patrocle présente encore l’entremêlement de deux mondes. Patrocle mort, spectral, s’approche de son amant pour lui annoncer que lui aussi va mourir. Achille se cambre et s’étire désespérément pour retenir un amour fantoche, pour saisir l’impalpable, un pan de sa vision onirique. D’une part, ce dessin révèle la maestria de Füssli qui a appris à dessiner à la lueur des chandelles et qui est capable de modeler le corps comme Michel-Ange. En outre, par le jeu des transitions entre le jour et la nuit, la lueur et les ténèbres, l’ouvrage devient presque symbolique, il s’agirait de chercher un sens au-delà de l’image, au-delà du pathos.
Le mystère Füssli
De fait, les espaces et les moments de transitions se concrétisent très souvent sous la main de Füssli. Les motifs du rêve et de l’éveiloccupent dans ce cadre une place privilégiée. L’une de ces œuvres est bien connue : il s’agit du Cauchemar. Son succès tient notamment des remous de sa réception. Il faut dire que cette création est particulièrement perturbante. Sur un lit, dans la pénombre, la protagoniste est allongée, bras ballants, sans défense. Est-elle morte ou seulement alanguie ? Sur sa poitrine, un incube nous regarde fixement, comme surpris de nous voir. Cet incube est un petit démon qui se matérialise pour abuser sexuellement des femmes. Est-ce réel ? C’est sans doute le fragment d’un cauchemar. Mais qui cauchemarde au juste ? Est-ce cette femme dont le peintre peint les angoisses ? Est-ce nous, témoins d’un surnaturel malfaisant ? Le tableau détonne par l’ambiguïté de sa lecture, une lecture d’autant plus brouillée qu’elle ne s’appuie sur aucun texte littéraire, aucune légende, aucune mythologie connue. Füssli qui peint ainsi le fantastique se joue de nous. L’imaginaire trépidant du peintre vient titiller le nôtre. Il cherche même à le heurter. Sa peinture illustre son goût pour l’étrange et pour le cruel. Il tend à susciter chez le spectateur un malaise qui découle de la fuite du sens. En somme, en conservant le mystère, il parvient à construire sa propre légende.
Sa peinture illustre son goût pour l’étrange et pour le cruel. Il tend à susciter chez le spectateur un malaise qui découle de la fuite du sens. En somme, en conservant le mystère, il parvient à construire sa propre légende.
Dans une des salles intimistes de l’exposition se cache une œuvre qui pousse encore plus loin la cruauté : La sorcière de la nuit rendant visite aux sorcières de Laponie. C’est l’illustration d’un passage du Paradis perdu de Milton. Ce n’est pas, d’ailleurs, la seule représentation de la poésie de Milton. Et à chaque fois, Füssli opte pour le pendant le plus abominable. Ici, ces sorcières s’apprêtent à mettre à mort un enfant en l’offrant pour un sacrifice. L’une d’elle occupe le centre du tableau et surplombe l’enfant qu’elle tient fermement. Ses épaules sont recouvertes d’une pelisse noire, ébouriffée. Elle est bestiale. Et sa poitrine nue offre à la vue deux seins gris qui n’ont plus rien de maternel. Une autre sorcière surgit d’en-dessous, on n’en voit que les mains noueuses. Fermement agrippé dans sa paume, un poignard brille, si proche de l’enfant. La scène est singulièrement déplaisante. C’est le point culminant du drame, avant l’atroce.
Füssli sur la scène artistique est un créateur bien à part, loin des modes et des considérations de ses pairs. Il serait tentant, rien qu’un instant, de le rapprocher de Goya, son exact contemporain qui a réalisé sa série “Pinturas negras” en s’appuyant sur un imaginaire empreint de cruauté, inspiré de mythologies, de récits bibliques. Saturne dévorant un de ses fils ou encore le tableau tout en longueur des Parques présentées comme trois divinités ténébreuses, difformes, crochues semblent réalisés pour heurter la sensibilité du spectateur. Toutefois, les deux hommes n’ont pas échangé. Il n’en reste pas moins que cette exposition consacrée à Johann Heinrich Füssli vaut définitivement le coup d’œil, on se risque volontiers au frisson. Il est certain que le suisse maîtrisait autant l’art du pinceau, du crayon, que celui de l’effet : il n’y pas de doute, il sait faire sensation.
Füssli, entre rêve et fantastique au musée Jacquemart-André jusqu’au 23 janvier 2023.