Avec Mort aux girafes, paru en septembre 2021 aux éditions Le Tripode, Pierre Demarty signe un roman succulent à l’éloquence puissante où, de digressions en parenthèses, se dessine un récit imbriqué, à couper le souffle avec des personnages pittoresques frôlant délibérément les stéréotypes.
Il y a d’abord cette prouesse de vouloir faire tenir un récit de 184 pages en une seule phrase. Un pari formel pour sûr audacieux, quoique pas particulièrement novateur. Que l’on pense (évidemment !) au long monologue intérieur de Molly Bloom chez Joyce, à Eden, Eden, Eden de Pierre Guyotat, à Comédie classique de Marie Ndiaye, ou bien, plus récemment, à Zone de Mathias Enard, Anguille sous roche d’Ali Samir ou encore Les Lionnes de Lucy Ellmann. En tant que procédé narratif, la phrase unique jouit déjà d’une certaine prédilection. Encore que, pour ce qui est du roman de Demarty, les puristes formuleraient probablement quelques réserves. Dans la mesure où le point d’interrogation qui clôt Mort aux girafes est annoncé par d’autres qui, ici et là, se glissent malicieusement dans cette longue coulée narrative.
Le texte cultive un style volontairement coq-à-l’âne pointé de commentaires désinvoltes, où s’expriment un humour grinçant.
Le texte cultive ensuite un style volontairement coq-à-l’âne pointé de commentaires désinvoltes, de calembours, de jeux de mots pétillants où s’expriment un humour grinçant, goguenard, un peu gaulois aussi. Porté par un véritable amour de la langue, Mort aux girafes accepte les évocations soudaines, les bribes presque involontaires que Demarty n’hésite pas à poursuivre et à exploiter. Il faudrait citer pour preuve les nombreux renvois à la chanson française (Brassens, Brel, et autres) autant qu’aux rengaines les plus populaires (Nicoletta, Patrick Sébastien, etc.) émergeant comme par accident et qui littéralement aèrent le texte: « … et redevenu un homme libre, qui toujours chérira la mer mais aussi d’autres liquides, manifestement, à en croire l’ambiance du feu de Dieu dans laquelle se déroule son pot de départ, sur l’air d’il est des nôtres, il s’est acquitté de sa dette envers la société comme les autres et ah qu’est-ce qu’on est serrés au fond de cette boîte dans laquelle, au lieu de tourner en rond comme d’habitude, on fait tourner les serviettes… ».
Ces échappées contribuent non seulement à l’insouciance joyeuse qui anime le récit, mais l’affranchissent aussi de ne pas s’enfermer dans une entreprise formelle trop contraignante. Le choix de la phrase unique se révèle par conséquent un pari faussement oulipien, car en somme libérateur.
Un délire narratif maîtrisé
Malgré la multiplication des digressions – parfois peut-être un peu trop wikipédiasque – le texte se lit d’une seule traite. Il se déverse à la manière d’un torrent de montagne : constamment en mouvement, plein de tourbillons, empruntant des déviations souvent inattendues, toujours emportant. À tel point, que l’on pourrait presque en oublier l’intrigue. Pourtant celle-ci existe.
À partir d’un suicide à Bar-le-Duc, que rien ne prédisait, le narrateur omniscient enchaîne les tableaux un tantinet farfelus où se côtoient, pêle-mêle, l’ébauche parodique d’une rocambolesque enquête policière laissée en suspens, une tentative de chantage sur fond de grand banditisme, le récit d’une quête spirituelle menant de Sri Jayawardenapura Kotte au Sri Lanka à Forest-Berkendael en Belgique, ainsi que les tribulations matinales d’un jeune père de famille, avant de s’épuiser sur la malencontreuse rencontre d’une poussette et d’un poids-lourds dans le IXe arrondissement parisien. Ces différents moments du texte, dont l’enchevêtrement est méticuleusement agencé – et où l’on regrette juste que la boucle ne soit pas bouclée – prennent à rebours autant des motifs du voyage initiatique et de l’échappée exotique, que d’éléments rappelant le récit de mafieux, le feuilleton policier ou le roman d’éducation.
Il y a du Raymond Queneau dans tout cela, du Éric Chevillard, du Jean Echenoz.
Le tourbillon narratif qui embarque ainsi le lecteur fait défiler toute une panoplie de personnages insolites et haut en couleur : une grincheuse propriétaire d’hôtel élevant seule la fille qu’elle a eue avec un Islandais ; un gardien de nuit volontairement bavard ; un mielleux, mais intransigeant chef de pègre, baron de la cocaïne ; un conducteur de camions 32 tonnes dont les supposées infidélités conjugales auront des conséquences rebondissantes ; un ancien bibliothécaire devenu détective privé, après être passé par la case prison où il partage sa cellule avec un hindou tamoul converti au judaïsme rédigeant le récit de sa vie sur de vieux journaux et un jovial colosse serbe, peu attrayant, ancien combattant de Srebrenica. Il y a du Raymond Queneau dans tout cela (le ton humoristique), du Éric Chevillard (la volonté de détourner les conventions linguistiques), du Jean Echenoz (le côté ludique et décalé).
Dans les pas de Frédéric Berthet
Le plus intrigant, cependant, ce sont les quatre personnages homonymes répondant tous au nom de Frédéric Berthet et dont chacun poursuit son propre petit bonhomme de chemin : respectivement en tant que type ordinaire, majordome réfractaire, responsable de famille et écrivain prématurément décédé. C’est probablement dans l’œuvre bien réelle de ce dernier que se trouve la clé permettant d’apprécier pleinement l’abondant jeu intertextuel auquel se livre Mort aux girafes. Pour n’en citer que les manifestations les plus évidentes. L’ouvrage s’ouvre sur la mise en exergue d’une phrase de Berthet : « D’une certaine façon, il existe des êtres qui ne se développent pas : il n’est pas de leur nature, ni de leur volonté, de le faire ». Son ouvrage posthume, Le Journal de Trêve, inspire à Demarty l’Hôtel de Trêve à Bar-le-Duc où se suicidera Frédéric Berthet-type ordinaire, alors que Frédéric Berthet-écrivain s’est lui aussi ôté la vie, un soir de Noël – date qui aura son importance dans Mort aux girafes. Le futur suicidaire Frédéric Berthet lit Daimler s’en va (Gallimard, 1988), l’unique roman publié par l’écrivain Frédéric Berthet (1954–2003). L’un comme l’autre texte met en scène « un détective privé dont les affaires ne marchaient pas rond » (la phrase se trouve et chez Demarty et chez Berthet).
Plus qu’un tour de force narratif, Mort aux girafes est avant tout un hommage vibrant à un écrivain que beaucoup considéraient comme l’un des grands espoirs de sa génération.
Il serait aisé de continuer à énumérer les allusions, les citations indirectes, les renvois plus ou moins assumés faits dans Mort aux girafes à l’œuvre de Frédéric Berthet. Plus qu’un tour de force narratif ou un exercice de style placé sous les auspices d’un titre évoquant à la fois un rapport conflictuel à l’autorité policière (Mort aux vaches !), l’exaspération parentale à l’encontre d’un jouet pour nourrisson devenu omniprésent (Sophie la girafe) et l’injonction « Que les girafes meurent ! » proférée peu avant sa mort par le héros de Daimler s’en va, Mort aux girafes est avant tout un hommage vibrant à un écrivain que beaucoup considéraient comme l’un des grands espoirs de sa génération.
Dès lors, la lecture du petit bijou de Pierre Demarty est aussi l’occasion de (re)découvrir ceux laissés par Frédéric Berthet.