Pour cette 76e édition du Festival Fringe, des artistes de soixante-douze pays présentent leurs spectacles à Édimbourg. Retour sur trois spectacles coups de cœur d’artistes français qui ont réussi leur conquête écossaise, armés d’humour et de poésie.
Séance de rattrapage d’abord avec le cabaret cartonné The Ice Hole, adaptation du spectacle LesGros patinent bien (Molière du Théâtre Public 2022) de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan, puis préparation d’un enterrement rêvé avec la danseuse Solène Weinachter et son seule-en-scène After All, et enfin cours de danse contemporaine farfelue avec les Chicos Mambo et leur Tutu.

The Ice Hole – Pierre Guillois & Olivier Martin-Salvan (cie Le Fils du Grand Réseau)

The Ice Hole © Alex Brenner

Après le succès de leur spectacle Les Gros patinent bien en France, Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan emmènent à Édimbourg son adaptation, The Ice Hole. La compagnie du Fils du Grand Réseau avait déjà séduit le public écossais au Festival Fringe 2019, avec le spectacle Fish Bowl (Bigre en version française). Ils reviennent cette année avec leur « comédie en carton », formidable cocktail de théâtre physique, d’humour et d’imagination.

Un pêcheur est assis, face à nous, et nous raconte patiemment son histoire. De la langue imaginaire qui sort de sa bouche, nous ne comprenons pas un mot : nous ne saisissons que des émotions et des exclamations. Mais la narration est double : un étrange personnage en maillot de bain se fait le traducteur du premier, à l’aide de centaines de morceaux de cartons qu’il brandit, enfile, agite et fait disparaître.

Ces bouts de cartons ne pourraient prendre vie sans la manipulation brillante des deux interprètes.

L’histoire se construit devant nous avec précision et sans aucune difficulté de compréhension. Le carton est tour à tour pancarte indiquant le lieu de l’action, construction sommaire pouvant être à la fois un avion, un parachute et un gilet de sauvetage, découpage ingénieux qui se métamorphose en chevelure de sirène… Le réel se retrouve complètement cartonné : le moindre objet, animal ou manifestation météorologique existe grâce à ce médium d’une simplicité déconcertante.Mais ces bouts de cartons ne pourraient prendre vie sans la manipulation brillante des deux interprètes, qui s’emparent consciencieusement de cette réalité alternative. C’est un formidable duo comique de bateleurs, conteurs, clowns et un peu magiciens qui s’affaire devant nous, et redouble d’ingéniosité pour faire vivre un monde entier.

Ce spectacle réinvente la performativité du conte, en utilisant pourtant une histoire on ne peut plus classique : un héros, comique malgré lui, se confronte à une série d’épreuves au cours de sa quête de l’être aimé. Ces histoires traversent nos imaginaires depuis des millénaires, mais, ici, c’est quelque chose de tout à fait à part qui se crée. L’humour y est souvent très fin, parfois même un peu cynique dans le portrait de ce personnage brutal et immoral, qui tue le dernier ours brun et qui n’attrape pas la main des migrants qui se noient en mer.

On se laisse complètement emporter par la virtuosité des deux interprètes qui racontent tout sans presque jamais rien dire. C’est un spectacle à la forme puissante et fascinante, qui fait naître la poésie d’une pancarte, et le monde d’une poussière.

  • The Ice Hole, conçu et interprété par Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan (cie Le Fils du Grand Réseau), en alternance avec Jonathan Pinto-Rocha, Pierre Bénézit, Grégoire Lagrange et Baptiste Chabauty. Du 2 au 28 août 2023 au Festival Fringe (Pleasance Courtyard). À retrouver à Paris du 15 septembre au 30 décembre au Théâtre Saint-Georges.

After All – Solène Weinachter

After All © Genevieve Reeves

Après un accueil en musique et une distribution de fleurs, la cérémonie peut commencer. Solène Weinachter, danseuse française basée en Écosse, nous a réuni·es parce qu’elle a besoin de nous pour organiser le jour le plus important de sa vie : son enterrement. Avec humour, corps et sensibilité, elle nous emmène dans un monde-refuge, où l’on peut pleurer et rire en même temps. After All est un spectacle bouleversant d’honnêteté et d’ingéniosité.

Ce désir de prendre les choses en main au sujet de la célébration de sa propre mort, il intervient pour Solène Weinachter après l’enterrement de son oncle, dont elle nous relate avec grande précision le cours des faits. Devant nous, elle campe le décor, recrée tous les personnages et insiste sur les plus petits détails, faisant cohabiter avec brio l’absurde et le tragique.

Cheffe d’orchestre aux accents clownesque, la danseuse et comédienne déploie tout un imaginaire.

Son enterrement sera beau, grandiose, coloré, il y aura des fleurs partout, des musiques qui veulent dire quelque chose (et pas celles incluses dans le « pack enterrement » des pompes funèbres), des éloges de celles et ceux qui l’ont aimée, la diffusion du film de sa vie en Super 8… Cheffe d’orchestre aux accents clownesque, la danseuse et comédienne déploie tout un imaginaire dans lequel elle nous accueille avec générosité.

After All © Genevieve Reeves

La question qui traverse tout cela, c’est celle de la trace qu’on peut laisser dans le réel et dans le cœur de toutes celles et ceux que l’on croise. « Comment se rappellera-t-on de moi ? ». Le public devient ici le garant du souvenir du vivant de Solène Weinachter : elle danse alors pour nous, aidée d’un costume à paillettes et d’IFeel Love, éblouissante et libre.
Pourtant, les synthétiseurs de Donna Summer laissent progressivement la place aux sanglots. Comment peut-on être sûr que quelqu’un pleurera à notre enterrement ? En pleurant soi-même, longtemps, à chaudes larmes, comme ces vieilles dames dans les vieux films italiens. Solène Weinachter pleure pour s’assurer d’être pleurée, et l’on pleure avec elle.

Avec After All, Solène Weinachter laisse une trace indélébile dans le cœur : elle rend hommage aux mort·es mais surtout au vivant, celui qui anime la joie d’un corps dansant. La comédienne n’aime pas les fins et nous non plus : nous resterions bien là des heures encore, blotti·es dans ce crématorium poétique.

  • After all, conçu et interprété par Solène Weinachter. Du 2 au 28 août 2023 au Festival Fringe (Assembly – Dance Base).

Tutu – Chicos Mambo

Tutu © Michel Cavalca

Avec Tutu, la compagnie Chicos Mambo, créée par le chorégraphe Philippe Lafeuille, nous immerge dans un monde totalement absurde et poétique où le tutu est roi. Six danseurs survitaminés interprètent des dizaines de personnages dansants, tous très farfelus, symboliques d’une idée de la danse qui lui colle à la peau. En traversant plus de cent ans d’histoire de la danse, Tutu réinterprète les clichés avec grâce et humour.

Dans ce spectacle, le tutu se déploie en des dizaines de variations costumées (jupes, pantalons, chapeaux, gants de boxe…) et se fait manipuler dans l’ombre par une étrange silhouette, lui donnant l’illusion d’une vie propre. Il est le costume le plus symbolique de la danse, et plus particulièrement de la danseuse. Pourtant, ici, ce sont six hommes danseurs qui s’en emparent. Avec virtuosité, la troupe réinvente les perceptions du masculin et du féminin : les rôles s’inversent, les muscles saillants côtoient les talons aiguilles, et la virilité s’en voit complètement retournée.

Les danseurs s’extraient avec une joie largement communicative de tous les carcans qu’impose une telle discipline.

Ce qui se joue ici, c’est surtout l’idée de la séduction : à coups de regards aguicheurs, de clins d’œil et de performances spectaculaires, les six danseurs laissent leurs corps s’exprimer pleinement. Ils s’extraient avec une joie largement communicative de tous les carcans qu’impose une telle discipline et dansent pour nous, bien déterminés à être applaudis pour cela.

La complicité créée avec le public est généreuse et l’on rit beaucoup. Le spectacle va sans cesse piocher dans l’imaginaire collectif et ne lésine pas sur les références, du Lac des Cygnes au Boléro de Ravel en passant par Danse avec les stars, Dirty Dancing, Pina Bausch… Tout le monde en prend pour son grade et c’est jubilatoire. C’est parodique et clownesque, mais c’est toujours fait avec un grand sérieux.
Comme des enfants, les six danseurs jouent à se moquer d’eux-mêmes, et retrouvent au plateau cette liberté pure du mouvement : c’est un spectacle où l’on peut danser la salsa sur un morceau classique, où l’on peut jouer de la flûte avec un poireau, où l’on peut faire danser la moindre partie de son corps (la langue, la voix, les pieds ou encore les mains, révélés grâce à une très belle création lumière), et où l’on peut s’allonger, s’envoler, sauter…

Les six danseurs de la troupe Chicos Mambo nous offrent un spectacle délicieux, aussi absurde que gracieux. On s’y promène avec joie à travers les références et leur démantèlement ainsi qu’entre les genres et tout ce qui s’y déploie, dans une célébration festive de la liberté.

  • Tutu, conçu et chorégraphié par Philippe Lafeuille (cie Chicos Mambo), avec Marc Behra, David Guasgua, Kamil Pawel Jasinski, Julien Mercier, Vincent Simon, Emmanuel Dobby et Corinne Barbara (zentaï). Du 3 au 27 août 2023 au Festival Fringe (Underbelly – Bristo Square). À retrouver à Paris du 17 novembre au 10 décembre au Théâtre Libre.

Crédit photo  : © Fabienne Rappenneau