François Bégaudeau vient de faire paraître un très beau récit, Deux singes ou ma vie politique, dans lequel il entreprend de retracer le parcours de sa vie, au travers de son rapport à la politique. Nous avons rencontré l’écrivain, qui revient pour Zone Critique, sur ses trois amours : la littérature, la politique, et le rock. Entretien.
Deux singes ou ma vie politique est un récit multiforme qui emprunte à plusieurs registres. A quel genre pourrait-on d’abord le rattacher ?
On peut parler d’autobiographie, si l’on s’en tient aux critères académiques : d’abord un je narrateur qui coïncide avec l’auteur, et ensuite un pacte de vérité entre l’écrivain et le lecteur : « mentir n’est pas à l’ordre du jour ».
L’autobiographie est aussi censée embrasser la vie toute entière. Entre les murs n’est pas, comme on me l’a souvent soutenu, un récit autobiographique, puisqu’il n’embrasse qu’une seule année. La blessure la vraie joue sur les codes du genre pour les affoler, et je m’y amuse avec le pacte de vérité. Mon premier roman qui entre vraiment dans les clous de l’autobiographie, c’est Deux singes ou ma vie politique, même s’il s’agit d’une autobiographie « anglée », c’est-à-dire vertébrée par mon rapport à la politique. Seulement, lorsqu’on traite ce sujet, on est amené à en traiter beaucoup d’autres : autour du tronc politique s’enlace un lierre de thèmes et de domaines, et le roman en vient à bricoler tout un tas de matériaux que son titre n’annonçait pas.
Le soubassement théorique du livre, c’est que finalement la politique est avant tout une affaire de psychologie : je ne parle pas vraiment des idées politiques en tant que telles, mais de leur matrice psychologique. Voilà ce qui m’intéresse, et constitue une matière autrement plus romanesque. C’est en cela le livre n’est pas du tout un essai, mais un récit à part entière.
Vous parlez d’idées, mais vous semblez avoir un rapport ambigu à celles-ci : Deux singes où ma vie politique ne peut-il pas être considéré comme un récit initiatique ? Celui d’un homme qui commence, dès sa jeunesse par tomber fou amoureux des mots et des idées, et va, progressivement, s’en détacher pour s’acheminer vers le réel ?
C’est exactement le mouvement du livre, et ce que fut mon parcours ces vingt dernières années. J’explique pourquoi j’ai été très tôt amoureux des mots donc des idées, c’est-à-dire des idées en tant que fleurons des mots.
Et des mots donc de la politique ?
Et des mots donc de la politique, puisque la politique ce n’est jamais, à 95 %, que des mots, et même pour ceux dont c’est le métier. Même les militants : ils font parfois des choses, comme distribuer des tracts, ou organiser des grèves, mais la majorité du temps ils se réunissent autour d’une table pour parler.
La politique ce n’est jamais, à 95 %, que des mots.
Le goût pour la politique me vient donc d’abord de l’amour des mots et des idées, et mon récit narre ce lent glissement vers une sorte de nausée, de saturation, de dégoût qui m’a pris peu à peu vis-à-vis des idées.
Néanmoins c’est aussi être matérialiste que de nier qu’il y ait une pure dissociation entre le réel et les idées. Le simplisme du fil dramatique « je suis passé des idées au réel », des plumitifs malhonnêtes s’en contenteraient, moi non. Dommage : mon livre aurait été beaucoup plus facile à écrire ! Mais la vie ne se passe pas comme ça : l’évolution qui fut la mienne s’est produite de manière extrêmement complexe, progressive, avec des accélérations, des stases, des retours, et aussi, souvent, la cohabitation entre des pulsions divergentes. Il y a eu mixage, comme on mixe de la musique: parfois on monte la basse, et puis on baisse la guitare, parfois c’est l’inverse. Je dirais que les deux boutons se sont progressivement inversés. Le bouton idées a baissé, et le bouton réel augmenté. C’est bête comme métaphore mais je ne vois pas d’autre façon de le dire.
Je dis cependant à la fin du livre que je ne suis pas totalement « guéri » : les idées continuent de m’intéresser, les mots continuent de me fasciner, j’aime encore débattre avec mes amis, et à vrai dire avec tout le monde. On ne s’absout pas si facilement de cette pathologie-là, d’autant plus redoutable qu’elle est très jouissive. Disons alors que c’est une affaire de priorité : aujourd’hui, la valeur cardinale, c’est le réel, et j’assigne au discours, le mien, celui des autres, l’impératif premier de lui rendre justice.
Vous avez à ce sujet une belle phrase: « Je ne permettrai plus qu’une pensée circule en moi sans qu’elle s’arrime à ce que je vis et éprouve, et c’est une révolution copernicienne pour qui a tété le sein politique ».
C’est en effet l’une des phrases emblématiques du livre.
Le réel pour vous, est-ce raconter des histoires ?
Plus que des histoires, je parlerai de récits, parce que ce mot permet de fusionner des histoires fictionnelles et des histoires documentaires –ou documentées.
Dans Fin de l’histoire, je disais que la précision est la dignité de la parole, eh bien dans la foulée je dirais que le récit, c’est la dignité du langage. Parce c’est l’absentement relatif de l’idée. En racontant, on se met à fleur de réel : les mots s’indexent soudain à un dehors qui est la vie telle qu’elle se passe. Bien sur, le récit ne va pas sans falsifications, torsions, détours. Cette ambivalence est le nœud principal de la littérature.
Se mettre à fleur de réel ; c’était le programme d’Entre les murs. Ce roman restituait un réel sur lequel tout le monde a des idées, moi compris. Mais au moment où j’ai écrit ce livre, j’ai essayé, autant que possible d’oublier mes idées, pour me mettre le plus possible à fleur des situations.
Vous parlez de cheminement de l’idée au réel, mais aussi de l’idée au corps. Que cela signifie-t-il ?
Ce que j’entends par corps, c’est la somme des mouvements qui traversent un individu : pulsionnels, organiques, neuronaux, etc. A la suite des grands matérialistes comme Diderot ou Nietzsche, on peut même considérer que les idées sont des sécrétions du corps. A ce titre, elles se doivent à lui.
Je fais ainsi toute une liste d’inversions dans Deux singes : j’aime bien, par exemple, me retrouver dans un supermarché. Or je viens d’une tradition politique pour laquelle le supermarché et l’emblème du libéralisme le plus abject. De constater que je me sens bien dans un supermarché ne va pas nécessairement inverser mon idée : je ne vais pas devenir libéral tout à coup. Mais si jamais j’en viens à parler du supermarché et de la consommation, je serai malhonnête de ne pas parler également du plaisir que je prends à m’y promener. Il y a une érotique de la consommation. Le discours méprisant sur les pauvres gens qui passent leur vie au supermarché plutôt qu’à lire des livres, un discours qu’on entend beaucoup chez les littéraires qui ont tendance à penser que la vraie vie serait la leur, eh bien je me dois par loyauté à mon corps de le distordre, de le complexifier.
De même pour les Etats-Unis : j’ai un rapport physiquement intense aux Etats-Unis : le corps américain, le western, le rock, …Or je viens d’une tradition politique anti-américaine. Si je prends le corps comme base de discours, je me dois de nuancer un discours anti-américain de notations sur la puissance érotique des éléments importés du réel américain.
Dès lors qu’on fait rentrer le corps dans la bataille, le discours se nuance, s’altère, se dissémine.
Le corps doit-il primer l’idée ?
En tous les cas, il a pour lui d’être bien réel. Alors qu’avec les idées on peut tout dire. Je peux vous dire: « Je me sens très proche des idées fascistes » et dans la phrase suivante : « Je suis un anti -fasciste ». En revanche je ne peux pas dire que je suis blond, ou gros. Enfin je peux le dire mais mon interlocuteur aura sous les yeux un évident démenti à mes propos. La loyauté au corps est une hygiène de la pensée qui évite de rentrer dans l’arbitraire verbeux, ce fléau français, contre lequel j’ai d’ailleurs en partie écrit ce livre.
Vous couplez la gauche avec un certain goût pour la mélancolie et la défaite…
Plus j’ai fréquenté les sphère intellectuelles et artistiques, plus j’ai pu observer cette mélancolie, ce goût pour la loose : tous ces films qui se terminent complaisamment mal, tous ces intellectuels exclusivement dévolus à la déploration. Devant de telles sorties, la réaction commune est de penser que ces gens-là sont des visionnaires que leur lucidité d’exception porte, à regret, à constater que tout est foutu. Mais depuis que je suis moi-même producteur d’oeuvres, je sais que ce n’est pas comme cela que ça se passe. On écrit autour de ce que l’on désire. On compose des motifs qui nous agréent, aussi tristes ou sordides semblent-ils. Donc quand quelqu’un compose un motif de ruine, ce n’est pas à son corps défendant, c’est qu’il aime la ruine. Il faut arrêter avec cette entourloupe qui consisterait à affirmer que certains cinéastes filment la guerre en se bouchant le nez : ce n’est pas vrai, s’ils la filment, c’est qu’ils l’aiment, aussi anti-militaristes soit la fiction qu’ils racontent. Les affects morbides, ça existe. Les forces réactives. Les passions tristes.
Il existe cependant une tradition d’écrivains de la joie, Philippe Sollers ou Jean d’Ormesson par exemple...
La bonne humeur de D’Ormesson tient à son habitus bourgeois-libéral. Du côté de la bourgeoisie tout va bien : puisque le monde est pour elle. Notons quand même que ce monsieur a pu souvent se départir de sa bonhomie quand il s’est agi de ferrailler avec la gauche dans les pages du fig mag. Là il n’était plus du tout de bonne humeur. Sollers c’est plus intéressant, ne serait-ce que parce que c’est un écrivain plus consistant que d’Ormesson. J’ai toujours suivi Sollers justement parce que je voyais en lui un penseur de la joie, quelqu’un qui parlait par exemple de Mozart comme d’un grand vitaliste. Hélas, il ne tient pas jusqu’au bout. Le style sautille, c’est un fait, mais c’est souvent pour s’en prendre et s’en reprendre à l’ensemble des phénomènes contemporains. Sollers le joyeux consacre quand même énormément de phrases, répétitives, à des diatribes contre la société, les masses, le présent, le monde. Un mozartien qui aurait finalement épousé la mélancolie crépusculaire d’un Debord… Au fond, avec Murray et quelques autres notoires grincheux, il a repris le flambeau de la grande tradition pamphlétaire française. Or, un penseur de la joie n’est pas pamphlétaire. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas être critique. Simplement ses flèches critiques doivent être énoncées depuis la joie. Sans quoi on est un imprécateur.
Voyez-vous des « penseurs de la joie » aujourd’hui ?
Je me sens bien seul (rires). Non il y en a. A commencer par Deleuze, pour qui c’est un mot-clé, et qui essaye continuellement de prendre les choses dans leur puissance, et non dans leur faiblesse. Et puis le penseur dont je me sens le plus proche, et qui est souvent mentionné dans Deux singes, Rancière, qui ne juge de rien, et, hors des grands discours catastrophistes, travaille sur des émancipations concrètes. Il y a également quelques écrivains : Joy Sorman, qui porte bien son nom, Arno Bertina, dont le précédent roman est une sorte de surrection contre la pensée aigre… Ou les écrivains que j’appellerais littéralistes, souvent en lisière de l’art vidéo ou de l’art contemporain : Emmanuelle Pireyre, Nathalie Quintane, Jean-Charles Massera. Je ne sais pas s’ils adhéreraient à un programme vitaliste, mais il y a chez eux un adossement souriant au contemporain, y compris, au pire du contemporain (l’art c’est quand même souvent tirer joie du pire). Je pourrais convoquer d’autres plumes de l’époque. En lisant beaucoup, on se trouve beaucoup d’amis.
Mais globalement, ce n’est pas la tradition en France…
Je dirai que la scène intellectuelle française est clivée : d’un coté des dispenseurs d’idées, jamais avares de généralités spéculatives ; de l’autre une filiation foucaldienne. Foucault est un antiphilosophe, c’est un « intellectuel spécifique », par opposition à l’intellectuel généraliste. L’intellectuel généraliste à des idées sur tout mais il ne regarde rien dans le détail. Foucault, au contraire pose qu’un livre s’écrit en compulsant des documents, en épluchant des archives. Et ces écrits empruntent souvent le régime narratif (Foucault raconte les idées, plutôt que d’en exprimer). Rancière, dûment rétif à se donner des maîtres, parle souvent de Foucault comme d’une référence.
Mais quelqu’un qui advient à la pensée en France, est plutôt destiné à devenir Régis Debray, grand dispenseur d’idées et de bons mots (je l’entendais encore récemment sortir son « tout-à l’égo », il est vraiment content de sa trouvaille) Pour devenir Foucault, il faut des courts-circuits. Ce livre raconte quels furent mes court-circuits : le rock, le corps, l’amitié, mon frère, le camaraderie avec les filles, le devenir-minoritaire dans le cadre de l’école ou de l’armée. Il aurait aussi pu être sous-titré : « Comment je ne suis pas devenu Régis Debray »
Ce livre aurait pu être sous-titré : « Comment je ne suis pas devenu Régis Debray »
Votre évolution politique est donc liée à votre vie intime ?
Il n’y a de vie qu’intime. Il n’y a de vie que tressée à un corps. Une vie se situe toujours dans un petit périmètre. Même une grande vie de grand voyageur. Tout se joue dans la sphère proche.
Vous parlez beaucoup de « Passion politique ». Qu’est-ce que c’est exactement ?
Mon intérêt pour la chose politique est intact, mais il s’est reconfiguré. Il a déplacé ses pratiques. Par politique, j’entends désormais exclusivement : l’observation, le récit, et éventuellement le soutien des gens : comment ils vivent réellement, comment ils s’émancipent. La passion politique procède tout autrement. Elle a deux traits communs avec la passion amoureuse : le recouvrement du réel d’abord. La passion est aveugle. Lorsque je suis amoureux, je ne vois plus rien, et pas même la personne dont je suis amoureux, que je construis et sublime. La passion amoureuse est un absentement de l’autre. Elle a donc directement trait avec la mort. Le second trait commun est le monolithisme. Plus rien ne compte que l’objet de ma passion : celle-ci devient exclusive, elle zappe toutes les autres entrées possibles. Mettez un passionné politique devant une œuvre d’art, et il ne la saisira que de manière politique. C’est pourquoi les passionnés politiques, groupe qui excède largement la catégorie des militants, font souvent de piètres esthètes. Leur appréhension des œuvres est biaisée. Un des derniers chapitres de Deux singes revient, à titre d’illustration de cette fâcheuse tendance, sur la catastrophique réception du film Entre les murs.
Vous parlez, à l’occasion du 11 septembre, de la « libido politique ». Qu’est-ce que cela signifie ?
On nous a toujours dit, à nous les quadras : vous êtes une génération qui n’a pas connu de grands événements historiques. Et nous avons fini par le croire. Nous pensions vraiment que, fut un temps, les gens étaient en prise directe à de grands événements, et c’est ce que qui formait leurs consciences. Et puis arrive enfin le 11 septembre, un véritable événement planétaire, qui va, soi-disant, reconfigurer le monde. Youpi, on tient notre grantévénement ! Sauf qu’à ce moment-là, j’ai 30 ans, et viens juste d’accomplir ma bascule corpo-centrique : j’écoute mon corps, et on ne me la fait plus. J’écoute minutieusement ce qui se passe en moi. Et lorsque je regarde en boucle les images des avions, je ne me raconte pas l’histoire que je les observe en tant que conscience éveillée, qui réfléchit sur l’évolution du monde. Je suis simplement fasciné par l’acte le plus spectaculaire de l’histoire du terrorisme. C’est assez cynique de le dire comme cela, mais c’est vrai. Je vois donc de quelle excitation, purement fantasmatique, je suis animé : la fascination des explosions et des corps qui tombent. Voilà ce qui en l’occurrence me requiert, nous requiert. Quant à l’incidence de ces faits sur ma vie…. Le 11 septembre a-t-il rendu mon métier de prof moins pénible ? Cela a-t-il rendu mon métier d’écrivain plus dense ? Ai-je rompu avec ma copine d’alors ? Avec des amis ? Mon foie s’en est-il mieux ou plus mal porté ? Décidément, cette date ne fait pas date dans ma vie. Depuis mon petit périmètre existentiel, c’est un non-événement. Plus généralement, sauf circonstances particulières, nous ne sommes pas des sujets historiques. Je veux dire : notre vie n’est pas arrimée à des événements dits historiques (est-ce que le multibordel actuel dans les pays arabes a affecté votre été ? que chacun se le demande). Des circonstances particulières c’est quand l’Histoire s’invite dans votre rue : une armée occupe votre pays, des flics viennent vous réveiller à l’aube, etc. Avouons que ce n’est pas une péripétie fréquente.
La passion politique c’est donc cela ? Se raconter l’histoire que la Politique avec un grand P va véritablement impacter notre vie quotidienne ?
Plus exactement, le paradigme politique nous invite à penser que notre sort est définitivement connecté à celui d’une société. Je dirai que c’est vrai pour les pauvres : aux pauvres la société se rappelle en permanence, pour les humilier à l’école, pour leur imposer de chercher du travail sous peine de les priver des minimas, pour les exploiter… Et ce pourrait être l’axiome d’un programme libertaire : débarrasser les classes populaires du harcèlement de la société.
Aux pauvres la société se rappelle en permanence, pour les humilier à l’école, pour leur demander de chercher du travail
Mais nous autres les petits bourgeois, on passe relativement entre les mailles du filet. Quand les gens vous disent que lorsqu’ils regardent le journal de 20 heures ça les déprime, c’est une falsification. Ce qui les déprime vraiment, comme le dit si bien Gombrowicz, c’est d’avoir une rage de dent ou de se faire plaquer. Soyons lucide sur ce qui nous traverse véritablement.
Pourquoi s’engager encore en politique alors ?
Je ne me sens pas requis par la société. Je ne me sens pas tenu d’agir et de penser en citoyen. La règle numéro 1 d’un libertaire, c’est de bien s’occuper de soi. En revanche j’ai du goût et de l’intérêt pour la vie de la société. Et puisque l’on me demande mon avis d’électeur, je le donne. Je suis pour un rapport calme et dépassionné à la politique, ce qui ne veut pas dire non radical. Je me considère toujours comme très radical. Soyons radicalement calmes et calmement radicaux.
C’est un peu « Illusions perdues » tout cela, ou « Lucidité retrouvé »…
Pas du tout. Le paradigme de l’illusion et de la désillusion ne me concerne pas. Ca, c’était du temps de la passion politique, qui n’aime rien tant que de se raconter cette fable des lendemains qui chantent et déchantent. Finalement mon grand espoir révolutionnaire était adossé à un grand désespoir. Dans le même temps qu’on produit des énoncés grandiloquents (« On va changer le monde.. »), on n’y croit pas du tout. C’est à l’époque que j’étais désillusionné, désenchanté. Tous les grands révolutionnaires sont de grands dépressifs. Personne, ou presque, n’y croit vraiment.
On est révolutionnaire par pose alors ?
Bien sûr. Et c’est génial. Lorsque je produisais des énoncés révolutionnaires, y compris devant mes camarades de Khâgne ou de Fac, j’avais une aura, je fascinais. C’est au moment où je me suis mis à parler politique d’une manière beaucoup plus calme, que ça a beaucoup moins intéressé le monde, a commencer par les rejetons de la bourgeoisie cultivée, qui aiment bien s’encanailler au contact de rebelles bohêmes. Le révolutionnaire se raconte finalement une histoire : une belle fable. Qui fait de la très mauvaise littérature.
Et tout cela est très français…
J’aurai pu sous-titrer mon livre « Une passion française ». La politique est une pathologie nationale, jusque dans le dégoût de la politique. Etre dégoûté de la politique, c’est encore y attacher beaucoup d’importance. En marge de ce jeu lassant d’amour haine, il y a des gens qui vivent, survivent, s’émancipent ou non. C’est ce qui m’intéresse.
Prenez Le Pen : c’est un français dans toute sa splendeur. Chabrol, qui l’a connu à la fac, disait de lui que c’était un très bon camarade. Il serait là avec nous, on se marrerait, parce qu’il adore les débats, les idées, les bons mots, les bonnes blagues, la bonne chère. Tous les ingrédients de ce que dans le livre j’appelle le banquet. Le Pen y a sa place, et même plus qu’un autre, lui le parfait gaulois celte. La seule fois où j’ai vu moins fanfaron, c’est quand il est passé au second tour de la présidentielle. Sale nouvelle pour lui ! Il était perturbé : après 40 ans à faire le malin avec sa bouche, un événement l’assigne au réel. Il va donc être inexistant pendant les deux tours. Il va se laisser perdre. Un parfait français, décidément. La grande gueule comme fin en soi.
Autre passion que vous avez: le rock et le punk. Pourquoi le rock est-elle la musique politisée entre toutes ?
Si le rock est subversif, ce n’est pas du tout au sens où une falsification durable le laisse entendre. Tout est dans Elvis Presley. Elvis scandalise un peu l’Amérique. Or Elvis est un républicain pur jus. Quelqu’un de très conservateur qui n’a jamais été contestataire. Mais Elvis a quelque chose de fondamentalement subversif : son corps. Sa façon de danser est obscène, sexuelle. Le seul pôle de subversion du rock, c’est le corps. C’est l’obscénité corporelle que cette musique fabrique d’elle-même. Dès qu’on écoute du rock, on a envie de se mettre dans tous ses états. On a envie de faire le singe. (je parle bien du rock, hein, pas de cette variété branchée qu’on appelle la pop anglaise)
Mais tout de même, London Calling des Clash…
Oui, bien sûr, évidemment. Mais le rock ne se donne qu’incidemment des paroles contestataires. Elles ne lui sont pas nécessaires pour être du rock. De la même façon que dans le cinéma il y a des films politiques, dans le rock il y a du rock contestataire. Mais vous trouverez beaucoup de rock non contestataire. Il se trouve qu’effectivement, à un moment donné, le rock a beaucoup flirté avec la scène contestataire. Dans les années 60 on est presque indifféremment un manifestant et un fan de rock. Pour le reste, il y a un malentendu, et j’essaye dans Deux singes, à travers mon cas, de dissocier rock et contestation.
Ce qui se joue lorsqu’on écoute du rock, ce n’est pas du « non », c’est du « oui ». C’est une musique affirmative, une musique nietzschéenne. Affirmatif ne veut pas dire « La vie est belle et j’adore les oiseaux ». Affirmatif veut dire que le rock est avant tout une puissance. C’est une musique de la joie. Lorsque la musique démarre dans un concert de rock, même pour soutenir des prisonniers politiques, et que la foule commence à s’agiter, elle est avant tout joyeuse. On ne va pas dans un concert pour se flageller et se recueillir pendant deux heures sur le sort d’untel…c’est faux. Et peut-être, sitôt le concert terminé, ces corps vont-ils redevenir souffrants, ou frustrés, entravés, comme un corps l’est souvent. Mais dans le temps du concert, les corps sont positivement électrifiés, poussés à une sorte de transe purement érotique. Dionysiaque, disons-le.
Le rock est avant tout une puissance. C’est une musique de la joie.
Pour reprendre l’expression biblique, le corps rock est un corps glorieux. C’est un corps triomphant. D’où une certaine mégalomanie. Le chanteur de rock, est, pendant une heure, le seigneur du monde.
D’où vous vient votre style littéraire ?
Le style parfait est celui qui ne se voit pas. Et pourtant l’agencement de la phrase est bien là, l’air de rien. L’absolu de la littérature, c’est de réussir à dire beaucoup sans en avoir l’air. C’est d’arriver à ce point où les mots parlent d’eux-mêmes, sans sembler l’émanation un rien épateuse d’un styliste. Ce que j’aime tant chez Flaubert. C’est l’horizon que je me donne quand j’écris. Mes livres s’en rapprochent plus ou moins.
Pour terminer, auriez-vous un livre, un film, et un album de musique à conseiller aux lecteurs de Zone Critique?
Comme j’aime promouvoir l’idée que la vie n’a pas dit son dernier mot, je ne vais donner que des références récentes.
En film, évidemment, L’inconnu du Lac d’Alain Guiraudie. En livre, le dernier Véronique Ovaldé, La grâce des brigands, qui sort en septembre. Voilà une vraie bosseuse, et une formidable conteuse. Chez elle tout passe par le récit, ça fait beaucoup de bien.
Cette année je me suis remis à écouter un groupe très connu dans la scène punk rock, et donc très peu connu par le grand nombre: Minor threat. Une parfaite illustration du corps glorieux du rock.
- Deux singes ou ma vie politique, François Bégaudeau, Editions Verticales, 7 février 2013, 442 p., 22 euros