Zone Critique vous présente aujourd’hui un article de la romancière Lolita Pille consacré au dernier ouvrage de Dorothée Janin, La révolte des filles perdues, qui s’intéresse à la mutinerie des jeunes détenues de la prison de Fresnes, dans l’immédiat après-guerre.
Au commencement de L’homme révolté de Camus, il y a l’idée que la révolte, émanerait-elle d’un seul, crée le groupe, la communauté, sinon l’espèce humaine toute entière en tant que « nous ».
Je me révolte donc nous sommes, écrivait-il.
Nous.
La révolte des filles perdues, de Dorothée Janin, paru en août 2023 aux éditions Stock, prend pour point de départ une enquête sur un fait historique oublié. La mutinerie des jeunes détenues de la prison de Fresnes, dans l’immédiat après-guerre. Cette révolte exemplaire fut volée aux mutinées de Fresnes. Leur déniant leur âme, leur intrépidité, leur solidarité, les juges et la presse de l’époque refusèrent à ces filles perdues le sens de leur action. Au tribunal, dans la presse, leur vérité fut falsifiée. Leur insoumission maquillée en vice. Parce qu’il appartenait à des filles du peuple, arrêtées pour petite délinquance, parce qu’il se conjuguait au féminin, le fait historique fut tout naturellement transfiguré en fait hystérique.
Des décennies plus tard, Dorothée Janin leur rend justice dans un roman hors norme.
Elle s’appellent Odette, Solange, Jacqueline, Georgette, Madeleine, Odile. Nées autour de 1930, elles ont entre quinze et vingt-et-un ans. Arrêtées pour vol, vagabondage ou prostitution, elles sont incarcérées à Fresnes comme pupilles de l’Education surveillée pour être libérées à leur majorité. Elles ont volé un corsage à leur patronne ou des pois dans un champ. Fui un père incestueux. Fréquenté les bals populaires. Eu des relations sexuelles hors mariage. Les inspecteurs, directrices, journalistes — hommes et femmes— parlent d’elles en ces termes : « Nous sommes en présences des filles les plus récalcitrantes et les plus perverties du pays… Elles ont le génie de la boue, les malheureuses qui ont étouffé en elles, à l’aube de la vie, cette chose qui s’appelle si bêtement, le sentiment… Ce sont de pauvres filles…. Elles sont inadaptables, ces petites prostituées, inamendables. La voleuse peut-être relevée, et même la criminelle. Jamais la fille « folle de son corps ». »
Le 6 mai 1947, elles se révoltent et prennent la prison. Aux cris de « Mort aux vaches », elles cassent tout, pillent l’économat, s’empiffrent de chocolat, caillassent leurs gardiens, se dévêtissent, provoquent, insultent, rient, montent sur le toit, l’occupent et tiennent tête à cent-vingt policiers pendant trois jours. Matées, entravées, elles sont menées devant le juge qui les condamne à d’autres peines de prison, encore de la prison. L’émeute a beau faire les gros titres, ses commentateurs sont peu nombreux à s’interroger sur ses causes. La raison est toute trouvée. Le sexe. L’instinct sexuel de ces « âmes perverties, énervées par le printemps ».
L’émeute a beau faire les gros titres, ses commentateurs sont peu nombreux à s’interroger sur ses causes. La raison est toute trouvée. Le sexe. L’instinct sexuel de ces « âmes perverties, énervées par le printemps ».
Un demi-siècle plus tard. Dans les années 10, un célèbre avocat vieillissant, Serge Valère qui fut enfant de l’Assistance, embauche Elvire Horta, généalogiste, pour faire la lumière sur ses origines. Elvire débute son enquête et découvre que la mère de son client était détenue à Fresnes au moment de la mutinerie.
Un souvenir me revient des lettres de Van Gogh quand il vivait parmi les mineurs. La topographie des mines : « On appelle les cellules les plus éloignées de la sortie des caches. Lieux mystérieux, lieux où l’on cherche. » C’est là qu’Elvire s’apprête à descendre. « Dix kilos de trop », la quarantaine, écorchée par l’échec d’un long protocole de FIV, discrète au premier abord, cette femme sera notre guide. Dans la mine de la mémoire, elle nous invite à la suivre, nous introduit au royaume des morts.
Où trouver la vérité ?
Où trouver la vérité? Quel est son lieu? Où est-elle domiciliée, la vérité? Plus bas, répond, Dorothée Janin. Aux archives. Au -1, au – 2 au -3. Plus bas que la surface du sol. A l’étage des morts. Ce niveau où leurs ossements se mêlent aux racines, aux graines. Ce niveau où l’on conserve aussi leurs lettres. Plus bas aussi dans l’attention. Il en faut pour déchiffrer les vieux journaux, les vieilles lettres, les rapports poussiéreux sur lesquels historien.nes et thésard.e.s se « tuent les yeux » pour entretenir notre lien avec le passé. Pour que nous connaissions la composition du sol sur lequel nous édifions nos vies, nos tentatives de civilisation. Pour que nous sachions d’où nous venons. D’où nous venons. Cette question posée par le fils adolescent de Serge Valère — par la jeunesse à la vieillesse— cette question percute Elvire Horta. Elle devra y répondre, entièrement. Alors le roman évolue, s’attelant à un projet démesuré : se faire l’exécuteur testamentaire de notre vingtième siècle français : d’un certain feu qui y brûla, un feu d’âme… La révolte.
Alors le roman évolue, s’attelant à un projet démesuré : se faire l’exécuteur testamentaire de notre vingtième siècle français : d’un certain feu qui y brûla, un feu d’âme… La révolte.
Fresnes « la plus grande prison d’Europe », est la pierre angulaire de ce roman, le carrefour où se croisent l’Histoire vraie des jeunes mutinées, l’histoire fictive de Serge Valère et de sa filiation de l’ombre, et l’histoire familiale de Dorothée Janin, narrée en clair obscur, anonymement, à travers sa narratrice, Elvire. Fresnes personnage à part entière du roman; personnage monstre qui recouvre les autres, les renferme, les tient, les garde, les inspire et les relâche, fut, nous rappelle l’autrice, « une matrice d’écrivains ». Albertine Sarrazin, Jean Genet, Pierre Goldman y écrivirent leurs chefs-d’oeuvres.
Après la Libération, les collabos furent écroués à Fresnes ( où ils furent traités en prisonniers de marque). Ils succédaient …. aux résistants. Dans les mêmes cellules, les Allemands pendant l’Occupation incarcérèrent avant de les exécuter: « les jeunes hommes de dix-sept ans qui allaient mourir à l’aube, les aviateurs anglais, les héroïnes immortelles, les communistes, athés, fervents chrétiens, Juifs, royalistes… »
Parfois des mots imprimés sur une page nous étreignent la gorge, nous enlèvent au désespoir, nous font accéder à la meilleure part de l’esprit. On parcourerait facilement cent romans avant de trouver une pensée aussi simple et belle que celle-ci. Les résistants: « … tous ceux qui, à l’instar des trente-six Justes qui, dans la tradition juive, à chaque génération sauvent le monde par leur seule existence, ont sauvé la France par leur être davantage que par leurs actions. »
D’une plume altière, Dorothée Janin ravive un héroïsme oublié. Sa filiation, ses racines sont ancrées dans la résistance, entremêlées à Fresnes. Jouant avec art de la fiction et de l’histoire, des lumières et des ombres, elle déploie une narration à la fois ample et quintessenciée qui articule la quête de la famille Valère vers Madeleine Lauris, fille-mère détenue à Fresnes — cette maternité obscure, rebelle et taboue— avec le propre livre de l’écrivaine, le livre de ses pères et mères: en sang, en écriture, en révolte. Tirant le fil de la résistance, elle remonte au héros de sa vie, le grand-père qui l’a élevée. Alter Mojsze, juif polonais et grand résistant combattit dans les rangs des FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans de la main d’oeuvre immigrée) : « On n’est pas français par le sang reçu, mais par le sang versé », lui enseigne t-il. Dans les pages bouleversantes dédiées à Alter Mojsze, nous comprenons combien cet enseignement, il fallait à sa petite fille le garder vivant par un livre. Perpétuer la flamme familiale qui fut action et révolte mais aussi intelligence, sagesse, littérature.
On pense au communisme du temps de Boukharine, admiré de Paul Nizan, à ces ouvriers pour lesquels la Révolution advenait aussi par les livres et la philosophie, qui « discutent des problèmes les plus haut et une heure après coupent du bois, qui travaillent dans les bibliothèques et qui travaillent dans les usines ». 1
La vérité de l’autrice de ce livre est cousue dans la doublure. Signe caché. Inscription sur une très grande pierre. Cette vérité à moitié dite est ce qui insuffle à ce roman son énergie démesurée. Car c’est le secret de cette oeuvre. Son alchimie, le procédé unique de sa fabricante. Commuer une expérience personnelle indicible et l’émotion qui lui est liée en énergie, une énergie au-delà de toute limite qui propulse ce récit extrêmement riche parmi les chefs d’oeuvres inclassables, irréductibles, spirites. Dorothée Janin atteint ici un état majeur de voyance poétique ( cette qualité attribuée à Rimbaud par René Char). Écrire peut projeter sur des événements lointains, des situations pas vécues, des personnes qui n’existent pas ou qu’on n’a pas connues une compréhension sympathique qui relève de la divination, qui est médiumnique. « Un écrivain n’a pas le choix, écrit-elle. Dans un livre il verse de lui-même, avec divers détours ou tout droitement il le fait, et même si l’on ne veut pas se déverser il faut bien aller puiser à la source pour irriguer le livre et les personnes qui le peuplent. Mais parfois alors que l’écrivain écrit, le flux s’inverse, à la façon d’un mascaret. Comme le courant du fleuve s’inverse depuis l’estuaire, la mer, l’océan, soulevée par la marée, l’onde remonte vers la source, la vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur. »
Alors, bientôt, les filles de Fresnes se raniment sous nos yeux, étrangement immortelles avec leurs visages d’« étranges Pierrot » fardés avec le plâtre des murs de la prison, au fond de la lanterne magique d’Elvire.
Grâce à une évocation de force à déclencher notre cinéma mental, nous les voyons « passer vivement dans un couloir, leurs jambes filent sur le chemin de ronde, elles vont encore trop vite pour que nous ne les confondions pas, Solange, Ginette, Jacqueline…» Leur présence, leur vérité, leur vie qui sommeillaient dans de vieux journaux, de vieilles lettres, nous sont données; leur sont en quelque sorte rendues. On pourrait presque penser que cette vérité devait être écrite quelque part pour que ces emmurées puissent cesser de courir à jamais sur les chemins de ronde…
France, comme tu es hantée. Par tes enfants, par tes victimes. L’émotion de ce livre vient sans doute du contraste entre l’insignifiance des délits reprochés à ces filles et la dureté, la volonté de contrôler, d’humilier et de punir, avec laquelle elles furent traitées; du contraste poignant entre leurs êtres, leurs vérités, leurs valeurs et cette étiquette de perverses, d’anormales et d’incorrigibles apposées sur leur extrême jeunesse par une directrice sadique, les inspecteurs, la moralité de l’époque. Contraste lancinant, sidérant entre la dignité et l’ardeur de leurs voix conservées dans leurs lettres:
« Jusqu’à ce que tu m’aimes, je me couperai un morceau de chair. » et les horreurs écrites sur elle par les journalistes :
« J’ai vu leurs pauvres gueules abruties crâneuses ou stupide. Visages sans menton, yeux saillants, bouche ouverte. Trapues, sans grâce, déformées par la cellulite, maladroitement fardées, insolentes, brutales, ce ne sont pas des pin -up girls. »
Ultimement, Elvire découvrira que c’est l’homosexualité des « filles perdues » qui servit de justification absolue à tous les mépris, toutes les haines, toutes les violences. Des allusions aux « amours-amitiés » entre détenues reviennent régulièrement dans les rapports, obsession de leurs surveillants : « Le danger, comprend Elvire, c’est la nuit, le désir, la chaleur. Les « amours – amitiés ». L’amour, l’amitié : ce qui sauve parfois la vie. Le lien d’une force inouïe que ces jeunes filles enfermées, séparées du monde, jetées au cachot lorsqu’elle se rebellent ou s’évadent, ont cr éé, elles doivent en être privées, car leur amour est anormal, et son intensité monstrueuse. »
Révolte
Alors, Elvire se révolte à son tour. Elle se révolte donc nous sommes. Elle reforme le nous des filles perdues, trempe et soude l’ultime maillon de la chaîne de la révolte, d’un siècle à un autre. En quelques pages éblouissantes, elle nous révèle l’amour immense qui unissait les prisonnières, leurs pactes à la vie à la mort, scellés dans le sang, la scarification. Elle nous dit l’ardeur, le courage, la loyauté : vérité ensevelie de ces enfants dures.
« Robe de bure, sabots, travail forcé éreintant, corps et féminité humiliés, brutalisés, intimité violée. Face à ça, contre ça, la douleur que l’on s’inflige de sa propre main, la tendresse et le désir, la passion, la re possession de soi même. L’honneur. L’amour. La loyauté. On ne trahit pas. La parole donnée est inviolable. On risque tout par solidarité si l’on a fait un pacte. Je ne trouve pas du tout que ce soit une mentalité déplorable. Je ne trouve pas du tout que ce soit une mentalité déplorable. En lisant cela, ce que je sens en moi, le seul sentiment que j’éprouve est le respect. Elles m’interdisent la banale pitié ; elles la transmuent en respect pour leur chevalerie de damnées.
Dorothée Janin redistribue les cartes, renverse l’imposture des valeurs, restitue l’injustice aux injustes et la justice aux justes. Elle affirme ses normes, alliage solide entre hier et aujourd’hui, entre féminisme et chevalerie, et nous communique l’ardeur de quelques intrépides auxquelles on ne songeait plus. En cela, elle se sauve, reçoit d’elles l’inspiration et ravive leur souffle, témoigne pour elles. Le 6 mai 1947, les filles de Fresnes se révoltèrent par loyauté, pour défendre l’unique éducatrice qui leur montrait de la bienveillance.
Par son pouvoir de révélation, l’émotion intense qu’il suscite, sa puissance poétique et sa portée historique, La révolte des filles perdues s’impose comme un livre à part, incommensurable. Dorothée Janin y pose : « la question de la honte, la question de l’honneur. » Saluons le travail d’enquêtrice qui lui permit d’exhumer et de rassembler cette matière abondante, ensevelie, dispersée, l’art narratif émérite dont elle fait preuve, recréant un ordre, un récit, un sens, taillant dans le chaos des faits et des voix, le diamant de ce livre. Saluons son éthique, elle qui s’interdit de fictionner l’histoire des mutinées de Fresnes: toute tricherie, facilité, appropriation, vampirisme. Dorothée Janin partage le goût de Michel Foucault pour les archives judiciaires et les vérités enfouies entre les murs où nous faisons disparaître les anormaux, les indésirables, les indomptables.
Société française, montre-moi tes monstres et je te dirai qui tu es. Nous n’oublierons plus jamais les chants de tes oiseaux mis en cage.
1 La Théorie du matérialisme historique, Nicolas Boukharine.
- La révolte des filles perdues, Dorothée Janin, Stock, 2023
Lolita Pille
Crédit photo : Dorothée Janin © Astrid di Crollalanza