Fabien Hein est sociologue à l’université de Lorraine. Dom Blake, quant à lui, est éditeur et traducteur. Leurs travaux se penchent sur les fondements philosophiques des mouvements musicaux subversifs. Dans leur dernier ouvrage, Écopunk (2023), ils s’attardent sur les liens qui peuvent exister entre le punk et l’écologie politique. Du régime végétarien à l’abandon de la voiture, de l’anarchisme à la méfiance envers le culte de la technique, ce courant artistique se révèle très riche en réflexions à propos de sujets très actuels.
D’emblée, il s’agit pour les auteurs de souligner l’aspect profondément anticapitaliste des mouvements punks : sensibilité à la cause animale, hostilité à la réification des êtres humains, à la pollution et à l’atrocité des guerres. Les musiciens anarchistes font de l’idéal d’autonomie un but à atteindre. Se réapproprier la terre, faire feu de tout bois contre les dominants, respecter le vivant et la beauté du monde font partie des objectifs de ce courant artistique. En effet, celui-ci, dans la lignée de Günther Anders, se veut « semeur de panique », c’est-à-dire insensible aux messianismes politiques. Les punks récusent l’idée qu’il puisse y avoir un progrès continu de l’humanité. Dévastée par le productivisme, la Terre en péril ne peut guère supporter les excès humains durant des siècles et des siècles. Il s’agit donc d’adopter un point de vue tragique sur l’existence humaine.
Raisonner à hauteur d’estomac
Ainsi, cette attention à la biosphère commence par la défense des animaux : la vision carnivore et prédatrice tirée de l’anthropocentrisme cartésien est récusée par les punks. Élisée Reclus, libertaire du XIXᵉ, confiait avoir été horrifié par l’égorgement d’un cochon ; quant à Uexküll, biologiste de renom, il défendait l’existence d’un « sujet du monde vécu » pour les animaux. Biocentrique, la philosophie subversive de la musique punk vise à mettre en avant le concept de « sentience », terme selon lequel les êtres vivants peuvent ressentir subjectivement des choses, avoir des expériences vécues. Peter Singer, éminent auteur antispéciste, avait théorisé cela notamment dans son ouvrage La Libération animale. Afin de mettre ces idées radicales en action, certains groupes comme Oi Polloi pratiquent la « propagande par le fait ». Par exemple, ils sabotent délibérément les chasses au renard, quitte à affronter physiquement les chasseurs.
Par ailleurs, la mouvance straight edge, connue pour son ascèse très rigoureuse, a engendré un mouvement vegan. Habituées à la surenchère dans leur rhétorique, certaines formations musicales, dont Vegan Reich, vont jusqu’à préconiser une dictature végétalienne et une diminution drastique de la population humaine, acquise selon eux à un hédonisme capitaliste débridé. Moins extrême, Propagandhi s’attaque à toutes les formes d’oppressions qui accablent le corps social libéral comme la consommation excessive de viande qui ne peut être dissociée du sexisme, du nationalisme, ou encore de l’homophobie. Il s’agit pour eux de cesser toute consommation à l’échelle du système dans lequel nous évoluons. Amis de PETA, les punks font leur la phrase de Feuerbach selon laquelle « l’homme est ce qu’il mange ».
Cette volonté d’auto-détermination alimentaire, en plus de la recherche du plaisir gustatif et de plats plus sains que ce que l’industrie productiviste nous impose, est aussi une tentative de s’extraire du néo-libéralisme et du comportement qui en découle. Ainsi, de nombreux magasins punks revendiquent l’étiquette « cruelty-free » (sans cruauté). À la manière des anciens chasseurs-cueilleurs, mais dans un contexte urbain, il s’agit pour ces dissidents de se désolidariser le plus possible d’une manière dépendante de se nourrir, de s’habiller. Cette mentalité va jusqu’à pousser au dumpster diving, consistant à faire de la récupération alimentaire ou d’objets dans les poubelles afin d’éviter le gaspillage. Plus que cela, certains punks préconisent le sabotage de la vente alimentaire ou encore la redistribution gratuite de denrées alimentaires à des sans-abris. En somme, il faut selon eux « raisonner à hauteur d’estomac » et agir conformément aux principes de l’éthique « Do It Yourself » (DIY).
Contre l’obsolescence de l’Homme
C’est au culte irraisonné de la technique et non aux savoirs-faire que les punks s’attaquent. Ainsi, la menace nucléaire qui pèse sur l’humanité inquiète grandement ces derniers : le groupe The Weirdos, par exemple, ironise sur le « pays de la liberté » qui risque de bombarder ses ennemis. À la manière du penseur Lewis Mumford, il s’agit de mettre en garde nos prochains contre la démence des dirigeants qui risquent d’anéantir la planète et les hommes : dans son article « Vous êtes fous ! », ce dernier assimile le culte du Progrès à une fuite en avant qui risque d’entraîner la fin de la civilisation humaine.
Plus que cela, la domination totale du monde par la technique et par les machines effraie ce courant musical attaché à l’humanité d’Homo Sapiens et à son indépendance d’esprit. Le cyberpunk, mouvement littéraire influent, dépeint souvent des univers sombres contrôlés par un capitalisme déchaîné et par des outils informatiques extrêmement sophistiqués. Neuromancien (1984) de William Gibson illustre parfaitement ce courant artistique.
La domination totale du monde par la technique et par les machines effraie ce courant musical attaché à l’humanité d’Homo Sapiens et à son indépendance d’esprit
Également, c’est l’aliénation complète de l’esprit humain, rendue possible par la sacralisation de la technique, qui est dénoncée par les musiciens anarchistes. Le groupe américain His Hero is gone a notamment écrit « Automation », chanson où les humains deviennent des robots aux membres remplaçables : « Cernés par les robots / Morts-Vivants / L’automation creuse un trou / Où nos vies n’ont plus qu’à ramper / A remplacer ! Des circuits remplacent nos doigts ».
Afin d’enrayer cette réification rampante des vivants, qui ravale les hommes au rang d’auxiliaire des choses, les punks affirment ne pas être des machines serviles. Afin d’être cohérents avec leurs principes, certaines formations musicales incitent à « l’éco-sabotage » : face à des masses apathiques et acquises à la civilisation technomarchande, ces dernières encouragent la désobéissance civile, voire l’action directe. Sensibles à l’écologie profonde (deep ecology), lecteurs d’Aldo Leopold et de Rachel Carson et proches d’Earth First!, les anarchistes libertaires s’engagent à un retour à la nature et à une vie simple dictée par une pauvreté volontaire. L’écrivain Edward Abbey, auteur décapant du Gang de la clé à molette (1975), a notamment théorisé ce qu’il nomme la « nature sauvage » (wilderness) : loin d’idéaliser une nature luxuriante et accueillante pour l’Homme, ce dernier revendique le droit d’habiter un milieu libre et indompté, loin de la cadence glaciale à l’œuvre dans les sociétés industrielles avancées. Les humains pourraient ainsi cohabiter avec d’autres êtres vivants en entretenant un autre rapport à l’espace et au temps.
Ce rejet radical du gigantisme technicien et industriel est notamment exprimé par le groupe radical Appalachian Terror Unit : « Nous ne voulons pas de leurs foutus engins / Et on ne nous prendra pas à manger des plantes génétiquement modifiées / Leurs pesticides ne nous rendront pas malades / Et nous n’accepterons pas une mine de charbon de plus » (We will continue to break the law and destroy property until we win).
Or, cette poétisation naïve de la Nature conduit parfois certains groupes à une forme d’utopie millénariste qui voit dans la catastrophe industrielle une aubaine pour détruire la civilisation humaine telle qu’elle prend forme depuis le Néolithique (propriété, esclavage, division du travail…) : lecteurs du sulfureux Unabomber et de Marshall Sahlins, ces derniers se revendiquent d’une forme d’« anarcho-primitivisme ». Àla société d’accumulation née au Néolithique, il s’agirait de revenir à une communauté humaine, égalitaire et frugale organisée autour du concept de « société conviviale » (Ivan Illich). Les néo-ruraux, adeptes du Do it Yourself, souhaitent restaurer leur autonomie en valorisant la proximité avec les autres mais aussi avec leur environnement naturel.
Marcher, Courir, Pédaler
Au XXe siècle, « l’organisation scientifique du travail » développée par Taylor et reprise par Ford permet le développement de la voiture de masse aux États-Unis, notamment la Ford T. Si cette avancée technologique permet plus de confort, elle favorise la dépendance à son véhicule, le bruit et la pollution. André Gorz, écologiste de renom, pointe le paradoxe de « l’idéologie sociale de la bagnole » : celle-ci rend la ville bruyante, sale et difficilement habitable, ce qui pousse nombre de gens à habiter en banlieue. En somme, ils fuient la ville à cause de la voiture, mais ils l’utilisent pour travailler. Cette habitude de la voiture empêche le commun des mortels de comprendre qu’elle peut être létale puisqu’elle tue de manière quotidienne. Cela ne vient pas à notre conscience, pointe Bernard Charbonneau.
Ainsi, les punks dénoncent le monde de la voiture et les valeurs qu’il véhicule. Dangereuse et vrombissante, elle est aussi le symptôme d’une société de consommation maussade et absurde. En pleine crise thatchérienne, le groupe Crass voit dans ce véhicule le signe d’une soumission au système capitaliste : « Des gens épuisés, las et tristes, des vies fatiguées lasses et tristes / Des voitures à n’en plus finir sur des routes sans but, des devantures innombrables et leurs mensonges sans fin / Même les winners, même les consommateurs, ces foules muettes, pensent que rien ne va / Impossible d’imaginer qu’une révolution pourrait s’occuper de quoi que ce soit d’aussi triste » (« Deadhead »). Quant à Oi Polloi, ils préconisent sans ambages l’action directe en franchissant les barrières des routes, en arrêtant les véhicules, quitte à se faire arrêter par les forces de l’ordre dans leur titre explicite « No More Roads ».
Afin de remédier à cet état des choses, les punks font la promotion du skateboard, du vélo et de la marche. Le skate, en plus de pirater l’espace urbain aménagé selon les diktats de l’ordre dominant, permet d’habiter le monde d’une façon plus humaine ; il est en outre un facteur d’autonomie contrairement aux transports en commun ou à la voiture. Il a aussi donné naissance à un mouvement musical, le skate punk. Quant à la marche, elle permet un ralentissement et un autre rapport au monde perdu avec le rythme des sociétés productivistes : Penny Rimbaud, poète hippie proche de Crass, effectue régulièrement des randonnées pédestres lui permettant un retour à soi. Enfin, le vélo procure de la joie et suscite un sentiment d’exploration intérieure qui manque à nos pays industrialisés : un fanzine en 1990 déclarait « Riding your bike is punk ».
Ouvrage intéressant et fouillé, Écopunk témoigne du lien ténu qui existe entre la philosophie écologiste libertaire et le mouvement punk. Retrouver son autonomie, rejeter la marchandise, habiter différemment le monde et récuser le technicisme font partie des principes cardinaux de ce courant musical subversif. Au moment où le réchauffement climatique questionne notre système économique, lire cet ouvrage est de salubrité publique.
- Fabien Hein et Dom Blake, Ecopunk, Le Passager clandestin, 2016 (réédité en 2023)