Zone Critique fête ses douze ans d’existence. En douze ans, notre monde s’est métamorphosé. Le numérique a fait irruption dans nos vies comme une déferlante, recomposant notre psychisme, notre sensibilité, notre pensée, nos perceptions. Nos modalités d’existence ont été bouleversées. Nous n’avons plus la même manière de se rencontrer, d’être ensemble ou de voir : notre rétine n’est plus la même.
Comment la littérature pourrait-elle en sortir indemne ?
Les pratiques de lecture se sont transformées plus rapidement au cours de la dernière décennie que lors du siècle passé. Le temps d’attention s’est effondré. Nos AirPods bouchent nos oreilles, et notre smartphone vibre en continu dans nos mains fébriles. Entre deux arrêts de métro, nous swipons frénétiquement les posts, les profils, les actus. Nos yeux, saturés de clips, de Reels, de pubs et de porno, errent dans le vide. Les messages continuent de tomber dans nos boîtes mails engorgées. Notre psychisme se recompose, au gré du bon vouloir des captologues, ces ingénieurs spécialisés dans ce nouveau savoir : la captation de l’attention.
Ce changement anthropologique nous met à l’épreuve : comment lire une page de littérature entre deux notifications Instagram ? Quelle place pour la culture dans ce nouvel environnement ? Que peut-elle dire sur cette civilisation qui grandit sous nos yeux, monstrueuse et fascinante ?
Faut-il refuser le déferlement du réel, et s’acharner à préserver la pureté des formes traditionnelles ? Faut-il continuer à écrire des romans-fleuves et des épopées ? Ou bien l’époque que nous vivons est-elle l’occasion unique d’une métamorphose des formes littéraires et journalistiques ?
Confronté à la concurrence des réseaux sociaux, et des séries Netflix, la littérature et le journalisme doivent se réinventer. Inventer de nouvelles formes, adaptées à notre monde fragmenté. Plus courtes. Plus percutantes. Plus aiguisées. Capable d’ouvrir les yeux de nos contemporains. Capables de les réveiller. De les alerter. De les fouetter.
Dans notre nouvelle collection, Vrilles, co-dirigée par Pierre Chardot et Victor Dumiot, nous publions des textes courts, accessibles et puissants. Une littérature intense et déroutante qui s’empare du nouveau monde. Celui qui naît sous nos yeux.
Si la littérature doit changer de forme, c’est pour préserver son pouvoir : restituer la chair de l’époque, à travers le récit de destinées humaines. Cartographier la manière dont la société s’inscrit dans notre corps. Qu’est-ce que cela veut dire vivre dix heures par jour devant un écran ? Vivre une relation polyamoureuse ou avec l’angoisse de la fin du monde ? Être transgenre ? Non binaire ? Masculiniste ? Survivaliste ? Comment ça s’inscrit dans nos veines, dans nos gestes, dans notre regard, dans nos mots ?
C’est en se réinventant que la littérature sera capable de continuer à interroger notre condition, à nous poser cette question essentielle : comment vivons-nous aujourd’hui ?
Ne pas fermer les yeux. Ne pas stagner. Inventer un nouveau journalisme. Inventer une nouvelle littérature. Sonder. Enquêter. Sentir. Plonger dans le réel.
Et puis remonter à la surface, pour inventer de nouvelles formes : celles qui disent le monde d’aujourd’hui.
Sébastien Reynaud et Pierre Poligone